Je ne connaissais pas Boumediène. Mais ce que nous racontait un oncle sur lui me faisait penser qu'il était Dracula lui-même : suceur du sang de pauvres victimes. Pour mon oncle, c'est son lopin de terre qui a été sucé dans la foulée de la révolution agraire. Du jour au lendemain, il s'est retrouvé dépossédé. Sans terre, ce qui lui était insupportable, c'était le comportement de nouveau riche de son khammès qui est devenu, selon le slogan : “La terre à ceux qui la travaillent”, le nouveau propriétaire. Ce qui le rendait fou, ce n'était pas l'arrogance et le roulement de mécaniques du nouveau possédant. Ecume que tout ça. Oui, ce qui le rendait malade, c'était la fainéantise de l'ex-khammès qui faisait la grasse matinée, la sieste et le reste à l'emporte-pièce. La palmeraie si luxuriante aux récoltes proverbiales se dessécha sans eau. Les palmiers qui étaient si cajolés furent livrés à leur triste sort. Leur nouveau maître ne voyait pas l'utilité de se fatiguer au travail. Il avait un salaire confortable. Il était enfin libre et maître de lui-même. Il n'avait plus personne sur le dos. Il passait son temps à remercier Boumediène son bienfaiteur. Cette situation fut fatale à mon oncle. Sa terre perdue et moribonde, il devait se farcir aussi chaque soir à la télévision la figure de son bourreau. Sourcils froncés, moustache épaisse, verbe saccadé, Boumediène l'apostrophait à partir du petit écran. Trop, c'était trop pour lui. Passe que son khammès le nargue, mais sa terre qui meurt, mais Boumediène qui le chapitre après l'avoir dépossédé le rendait fou de rage. Si au moins la révolution agraire avait dépossédé en partie les gros propriétaires fonciers, mon oncle aurait compris. Mais qu'on s'attaque à lui, lui si petit, et qu'on oublie les grands accentuaient sa détresse. Son cœur céda. Il mourut en murmurant : “Boumediène ne comprend pas que la terre appartient à ceux qui l'aiment en lui prodiguant chaque jour les preuves de cet amour. Cela se voit qu'il n'a jamais été ni propriétaire ni fellah !” Ma connaissance de Boumediène commença donc par une mort. Elle ne se termina pas avec sa propre mort. N'empêche, je le regardais avec méfiance. Quand on est jeune, on est si lapidaire et si extrémiste dans ses opinions. Un rien et on crépite, et on s'enflamme et on brûle. Quelques années après la mort de Boumediène, un de ses ex-gardes du corps me le dépeint comme un homme en proie à des chamailleries ménagères. Et que les assiettes volaient de part et d'autre. M'ayant mis en appétit plus que les plats que j'avais sous les yeux, il me confia que si je voulais écrire une biographie sur l'ex-président, il pourrait me fournir un certain nombre d'informations croustillantes. Comme je n'avais pas envie de connaître les joies du cachot, j'ai décliné poliment l'offre. La lecture de Ferhat Abbas dans les années quatre-vingt me montra les limites de cet homme assoiffé de pouvoir que la propagande socialiste avait statufié de son vivant. Par la suite, les Mémoires de Jean Daniel, journaliste français ayant pris position pour l'indépendance de l'Algérie, dessinent un homme orgueilleux, au français hésitant, sans le génie politique de quelques autres chefs arabes. Thèse, antithèse : Paul Balta, correspondant du Monde, dit juste le contraire. Pour lui, Boumediène est un grand leader à la vision prophétique. Je me suis interrogé sur cette aberration : des journalistes français fréquentent le président algérien inaccessible aux siens. Et puis, il y a l'anecdote savoureuse que raconte Claude Lanzmann dans ses Mémoires : le Lièvre de Patagonie. Il est parti à l'état-major de l'ALN pour interviewer Boumediène. On lui répondit qu'il était absent alors qu'il croisait chaque jour un grand rouquin malingre. C'était Boumediène. Déjà la dissimulation comme arme de communication... Ange ou démon, Boumediène ? Ni l'un ni l'autre. Un homme, rien qu'un homme que la postérité jugera. Ce qu'on peut lui reconnaître, et là tout le monde est d'accord, c'est sa grande probité et son horreur de l'argent. Voilà un homme qui a enrichi sa cour sans s'enrichir lui-même. Il les tenait tous sans être tenu par aucun. Convenez que c'est la marque d'un grand politique. Et mieux encore : d'un honnête homme. H. G. [email protected]