La nouvelle loi organique, relative à la profession comptable en Algérie, traduit une orientation qui va à contresens des impératifs du métier, des fondements du droit des sociétés et des règles de l'économie de marché. En Algérie, en vertu d'une nouvelle loi organique (loi 01-10 du 29 juin 2010), une profession libérale qui n'a été inventée que pour des besoins propres à l'économie de marché et que les pères fondateurs ont construite autour du principe intangible de l'indépendance, vient d'être mise, non pas sous tutelle administrative, comme certains le pensent à tort, mais, plutôt, sous administration directe de l'autorité publique. En effet, au Conseil de l'Ordre, composé de personnes indépendantes, s'est substitué le gouvernement, représenté par le ministère des Finances, en l'occurrence, le Conseil national de la comptabilité, que préside le ministre lui même, assisté d'un fonctionnaire agissant en qualité de SG. La même loi a, par ailleurs, consacré la dislocation du métier en trois corps séparés, alors qu'il était attendu qu'elle l'unifie, à l'instar de ce qui s'est fait dans le reste du monde, la profession étant, techniquement, une et indivisible. La mise de la profession comptable libérale sous administration publique, est-elle humainement et moralement admissible ? Voilà des hommes et des femmes qui ont fait le choix, dans la vie, d'êtres libres et d'exercer un métier qui offre de l'indépendance (un métier qui est connu pour être fondamentalement différent, dans sa démarche et dans ses objectifs, de celui de la Cour des comptes, de l'IGF et du fisc), que l'on a transformé, du jour au lendemain, contre leur gré, en de quasi-agents de l'Etat, au demeurant sans statut. En effet, contrairement au fonctionnaire dont le traitement est garanti par l'administration, la rémunération du professionnel va devenir encore plus aléatoire qu'elle ne l'a été avant, dans la mesure où désormais, elle va être fonction de la plus ou moins bonne disposition du professionnel à jouer le jeu (accepter les termes du cahier des charges...) Sa liberté sera mise à rude épreuve dans la mesure où, en perdant son indépendance, il lui sera très difficile de gérer ses responsabilités, pénale et civile, qui restent engagées “en considération de la personne” ; quant à celle du fonctionnaire, elle sera couverte par l'administration. Le fonctionnaire aura la possibilité de gérer sa carrière ; quant au professionnel, il n'aura pas cette possibilité. Le fonctionnaire a fait le choix d'exercer sous l'autorité et au service de l'administration alors que le professionnel a fait celui de la liberté et de l'indépendance qu'il vient de perdre. C'est là une secousse de trop forte amplitude, il faut l'admettre, qu'est en train de subir le “pur humanisme” et, partant, l'équilibre naturel de la société en Algérie. La chose n'est, pour le moment, qu'à son début. On a vu des biens nationalisés, mais c'est la première fois dans l'histoire contemporaine que l'on entend des hommes râler en marmonnant : “Maintenant, on nationalise les humains aussi”. Pour comprendre ce qui se passe dans l'esprit du professionnel exerçant à titre libéral, il faut se rendre compte que, dans le métier, tout se traite en considération de la personne. L'expression latine “intuitu personae” restitue le sens dans toute sa plénitude, d'où l'une des justifications du principe cardinal qui fonde le métier et qui veut indépendante et jouissant de son libre arbitre, toute personne qui l'exerce. Touchez au principe et vous toucherez à l'être lui-même. Par ailleurs, nous ne devons pas non plus oublier que les hommes c'est des natures. Le statut social, la personnalité, le caractère, le sens qu'un être a choisi de donner à sa vie et le rapport qu'il a choisi d'avoir à la liberté et à l'autorité revêtent, eux aussi, une importance capitale chez les humains. De tels choix, on ne devrait même pas songer à les aliéner, parce que cela torturerait des âmes. Personne n'y peut rien, parce que c'est ainsi que l'espèce humaine a été pétrie au moment de la création. Les sages affirment que la nature reprend toujours ses droits. Il y a fort à parier, je souhaite me tromper, que l'avenir ne sera pas des plus paisibles. Si on admet que “le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, procède de la liberté de l'être humain à disposer de lui-même”, on aboutit, naturellement, à considérer, en chœur avec tous les hommes, que la grandeur est dans une décision sage, humaine et juste qui rendra au genre humain ce qui lui appartient. Tout compte fait, s'il n' y a qu'un petit geste à faire pour que les choses aillent comme dans le meilleur des mondes, pourquoi ne pas le faire ? Le bon sens populaire ne veut-il plus que le bon gouvernement soit celui qui fait le bonheur de son peuple ? La mise de la profession comptable libérale sous administration publique est-elle, professionnellement, admissible ? Le professionnel, tel que le veulent les normes du métier, notamment le commissaire aux comptes, a pour vocation : de surveiller et de prévenir le risque social (la faillite), dans le but d'en éloigner l'établissement contrôlé. Ses contrôles s'exercent en exécution de diligences obligatoires, très précises et codifiées, parce qu'elles sont sensées servir l'“intérêt public”. Il a pour responsabilité, en tant que dépositaire de la loi, du fait de sa qualité d'organe de contrôle légal de la société commerciale, de préserver les intérêts du large public qui y est impliqué. Par contre, il lui est interdit de se livrer à une recherche systématique de la fraude, ou de s'immiscer dans la gestion, dont il doit se limiter à juger la régularité. Ses contrôles, à la différence de ceux qu'effectuent les organes de contrôle de l'Etat, s'exercent d'une manière permanente. Qu'est-ce à dire, sinon que la profession comptable libérale se situe trop loin des démarches et des objectifs des autres organes de contrôle qui sont au service exclusif de l'Etat. Ce fait ne pose-t-il pas un problème de cohérence globale pour l'économie ? L'analyse des fondements philosophiques des deux lois relatives à la profession comptable ( loi portant SCF et loi organique), révèle que chacune d'entre elles repose sur une idéologie diamétralement opposée à celle de l'autre. Il existe une dichotomie évidente entre les fondements philosophiques des deux nouvelles lois relatives à la profession comptable algérienne. Loin de tout dogmatisme, il apparaît évident que le système comptable et financier algérien (SCF), s'inspire, comme le révèle son cadre conceptuel, d'une philosophie qui rappelle les fondements de la pensée néo-classique. Un courant de la pensée économique qui constitue le laboratoire, par excellence, du libéralisme dans ce qu'il a de pur. Le principe fondateur de cette pensée est le “laisser-aller, laisser-faire” et son concept de base renvoie à une définition de la valeur, toute chose étant égale par ailleurs, qui veut que la valeur de la chose soit dans son utilité. Quels que soient les reproches que l'on peut faire à cette idéologie, notamment l'usage abusif des mathématiques (la manipulation du théorème d'Euler...), la non-immixtion de l'Etat, qu'elle ne veut que définitivement récalcitrant etc. Il reste indéniable que les normes comptables internationales qui s'en inspirent et les normes d'audit qui en découlent ont cours dans le monde entier et personne ne peut y renoncer sans tomber, de facto, en marge du système économique mondial. Ceci, pour dire que le vingtième siècle est bien derrière nous et que la controverse, au sujet du bien-fondé de l'option pour les normes IAS/IFRS, ne sert plus à rien, parce que le SCF est déjà là et il n'existe d'autre alternative que celle d'en faire une réussite. Quant à la nouvelle loi organique relative aux professions d'expert-comptable, de commissaire aux comptes et de comptable agréé, elle nous rappelle une idéologie qui prônait une certaine forme de dirigisme et dont les tenants ont commencé par faire l'apologie de la dictature du prolétariat, qu'ils ont fini, chemin faisant, par laisser tomber (c'est du moins ce que Jaurès, Bernstein et les autres, nous ont laissé entendre), pour retourner au marché, parce que, tout simplement, seul le marché est à même de garantir un financement durable de la justice sociale. Depuis, personne ne sait plus ce qu'il est advenu de cette aventure humaine qui est partie un jour d'une vue de l'esprit, que certains appellent, à tort ou à raison, “le socialisme scientifique”. Ma crainte est que cette très sensible profession (tellement précieuse pour l'économie de marché) ne devienne le champ d'expérimentation d'un nouveau type de guerre froide, celle des textes. Le fait est inquiétant. Je pense que si la barre n'est pas redressée, la dichotomie qui existe entre les deux textes fera que dans la pratique, la gouvernance d'entreprise sera dévoyée et l'économie offrira d'elle-même l'image d'un bateau en perdition. En effet, la deuxième loi, i.e. la loi organique, semble être construite selon une logique (01), qui fatalement, va neutraliser l'efficacité de la première (le SCF), qui, rappelons-le, vise l'établissement de comptes réguliers, sincères, et reflétant une image fidèle de la réalité économique de l'entreprise. Dans le principe, la loi organique, dans notre métier, n'est censée exister que pour garantir une application régulière et efficace du système comptable et financier en place, en l'occurrence, le SCF. Pour ce faire, elle édicte les principes et les règles de fonctionnement du métier, qui renvoient, obligatoirement, pour des raisons d'harmonie et de synergie, à un système de normes de mêmes fondements que le système qu'elle est censée servir, à savoir, le SCF. Par conséquent, si la loi organique déroge, comme c'est notre cas présentement, à la logique que je viens de décrire, non seulement elle ne jouera pas son rôle, mais elle ira jusqu'à empêcher une mise en œuvre régulière et efficace du SCF. Une telle situation se traduira par, d'une part, un contrôle des comptes dont les règles de fonctionnement et les objectifs divergeront de ce que le SCF attend et, d'autre part, des comptes qui ne seront ni réguliers, ni sincères, ni traduisant une image fidèle de la réalité économique de la société commerciale. Il en découlera une fragilisation de la protection juridique et financière des entreprises. Nous sommes, sans nul doute, en présence d'une loi organique qui remet en cause tous les fondements du métier et, qui, en définitive, ne fera que nuire à l'efficacité de la loi portant SCF. Selon toute vraisemblance, la deuxième loi va agir comme un virus qui va neutraliser les effets bénéfiques attendus de la première (SCF) et la faire dégénérer, dans son application (la formation insuffisante des comptables des entreprises, sur le SCF, aidant), pour que cette dernière se transforme, à son tour, en un instrument qui participera à jeter l'économie dans le tourbillon. Le processus est déjà lancé. Il y a là, je pense, un intérêt national à faire quelque chose et à le faire très vite. F. B. * Expert international en ingénierie financière – Paris (inscrit en 1998) * Commissaire aux comptes – Alger (inscrit en 1992)