La rentrée littéraire automnale 2011 s'annonce sous de bons augures pour Yasmina Khadra. En plus de son nouveau roman l'Equation africaine, à paraître chez Julliard en août, l'écrivain algérien vient d'obtenir, dans la même semaine, deux importantes distinctions : le Grand Prix de littérature Henri-Gal, de l'Académie française, prix de l'Institut de France, doté de 40 000 euros, et le prix littéraire du ministère de la Culture du Bahreïn. À cette occasion, et en exclusivité pour Liberté, il nous a accordé cet entretien. Liberté : M. Khadra, vous venez d'être consacré deux fois en l'espace de quelques jours. Vous obtenez d'abord le Grand Prix de littérature, décerné par l'Académie française, et vous êtes convié au Bahreïn pour être honoré. Quel effet cela vous fait-il ? Yasmina Khadra : ça me réconforte. Je ne suis pas aussi seul que je le pensais. L'Académie française me rétablit dans mon intégrité d'homme et de romancier. Et cela m'encourage à poursuivre ce que j'estime être une belle vocation. J'ai toujours été un homme d'honneur, et seuls ceux qui en sont dépourvus refusent de l'admettre. Quant au prix bahreïni, il m'offre l'opportunité d'élargir un peu mon audience dans cette partie du monde où je ne suis pas très connu. Il est rarissime qu'un pays arabe me consacre. Le royaume du Bahreïn a connu des troubles très graves récemment. Redoutez-vous d'aller dans un pays où la stabilité semble fragile ? Quand on vient d'Algérie, on peut se rendre n'importe où. Les Algériens se sont initiés à la pire des situations et, pourtant, nous continuons de croire et de rêver. Bien au contraire, je suis même curieux d'aller sur le terrain bahreïni tâter le pouls de ce pays pour lequel j'ai de la considération. Je connais Dubaï, Abu Dhabi, le Koweït et je trouve que le Bahreïn est une prouesse de la modernité et un exemple de tolérance et d'émancipation. Petit en surface, énorme par le cœur, le Bahreïn ne mérite pas ce qui lui arrive. C'est un dommage collatéral du “printemps arabe”. Certes, nous sommes ravis de l'éveil spectaculaire des peuples dits arabes, mais le Bahreïn n'a rien à voir avec ces soulèvements. À ma connaissance, il y a erreur sur la cible. Le Bahreïn est victime de son indulgence et de ses largesses. Parce que son roi accorde beaucoup de sa générosité, les intégristes chiites réclament plus, et leurs exigences dépassent l'entendement jusqu'à menacer la légitimité du trône. Le tapage médiatique outrancier, qui confond tout, a terni l'image de ce pays où la femme est la plus libre de la région, où l'éducation est une priorité absolue, où l'opposition existe depuis plus d'un siècle et où cohabitent sainement religions et croyances. J'ai été stupéfait de constater que la mosquée, la synagogue, l'église, jusqu'au temple bouddhiste vivent en harmonie à Bahreïn, ce qui est d'une rareté sidérante dans de nombreux pays musulmans. Me rendre à Manama me permettrait de comprendre davantage ce qui s'est passé dernièrement. Quelle est votre vision de ce qui se passe dans les pays arabes ? C'est d'abord un immense soulagement. On n'y croyait plus. Longtemps considéré comme un cheptel, nos peuples, avec l'ensemble de leurs composantes ethniques, sont en train de forcer le respect aujourd'hui. En Chine, en Amérique latine, en Europe, les laissés-pour-compte s'inspirent de notre colère pour “s'indigner” et réclamer plus d'équité et de considération. Cependant, nous devons nous méfier de ce qui se trame derrière cette ébullition populaire. Car les enjeux sont différents d'une nation à l'autre, et les euphories souvent sont aveuglantes. À titre d'exemple, les conséquences de la guerre civile en Libye pèseront lourd sur la stabilité de la région entière. On ne vous entend pas beaucoup sur ce qui se passe en Algérie. Pourquoi ce silence ? Je suis intervenu au début, notamment sur de rares télés et radios françaises, mais lorsque je me suis aperçu que j'étais présenté comme un militaire, j'ai préféré m'abstenir. Dans la confusion programmée, la lucidité n'a pas sa place, et mes propos ont été déformés ou interprétés de façon malveillante sur certains sites algériens toujours prompts à sortir la tronçonneuse dès que je remue un muscle. Lorsque les esprits s'interdisent de changer d'avis, la sagesse voudrait que l'on n'insiste pas. Ce qui se passe en Algérie m'interpelle au plus profond de ma personne. Je suis attentif au moindre soubresaut et je m'inquiète des tournures que prennent les dialogues de sourds chez nous. J'attends du concret, et le concret se voile la face. On tourne autour du pot sans oser crever l'abcès. Par exemple, ces conciliabules qui s'enchaînent chez M. Bensalah à propos des réformes, qu'apportent-ils aux attentes du peuple algérien ? J'ai le sentiment d'assister à un casting. Les gens qui défilent chez M. Bensalah ne représentent qu'eux-mêmes. Ils ont échoué dans leurs missions et ont le tort de penser qu'ils sont encore utiles à quelque chose. Les vraies réponses sont ailleurs. Il faudrait écouter les harragas, les hittistes, les offensés, les “indignés”, tous les Algériens. J'ai appris que la communauté algérienne établie à l'étranger n'a pas été sollicitée. Or, elle recèle d'énormes potentialités, d'expériences louables. Il y a fausse donne quelque part, et je suis excédé par la redondance post-digestive qui caractérise ce débat qui devrait s'élargir à l'ensemble des susceptibilités politiques, sociales et culturelles algériennes. On ne fait pas un festin à partir des restes d'un repas consommé la veille. Nous avons besoin d'entendre d'autres sons de cloche, et les chansons que l'on nous ressasse à longueur des nullités sont en passe de nous rendre cinglés. D'ailleurs, ne le sommes-nous pas déjà un peu ? Il faut laisser s'exprimer les artistes, les consciences, les chercheurs, les universitaires ; ils sont les fibres sensibles de la nation, les vrais bâtisseurs de ses rêves et de ses ambitions. L'Algérie a besoin d'une expertise et non de bavardages oiseux et inféconds, d'un programme clair et net capable de stimuler les foules laborieuses. M. Bensalah aurait dû revoir la liste de ses interlocuteurs. L'exclusion nous a conduits droit dans le mur. Désormais, il va nous falloir ramasser nos morceaux avec un maximum de précautions. Nous voulons découvrir d'autres figures de proue. L'Algérie n'est pas ménopausée. Elle continue d'enfanter, et l'avenir ne s'opère que dans les aspirations des nouvelles générations. Il faut donner sa chance à tout Algérien en mesure d'apporter sa pierre à l'édifice national et cesser de croire que lorsqu'on n'est pas d'accord avec certaines choses, on est un ennemi. Je ne suis pas d'accord avec un tas de gens, aussi bien dans le pouvoir que dans l'opposition, et à aucun moment je n'en ai nourri une quelconque animosité. Lorsque mon fils ne partage pas mes idées, cela ne l'empêche pas de partager mes repas, ma vie et mon bonheur. L'Algérie appartient à chacun d'entre nous, et nous sommes tous, grands et petits, responsables de son devenir. Encore faut-il s'éveiller à cette responsabilité. Beaucoup de gens sont persuadés qu'incriminer les autres les absout de leurs torts. C'est archifaux. Ce charisme d'hercule forain qu'exhibent certains dirigeants et certains opposants me rappelle le galop aérien de ces chevaux de cirque qui se la pètent pour amuser la galerie. Nous n'en sommes plus là, désormais. Nous n'avons ni le temps de frimer ni celui de nous donner en spectacle. Il y a urgence. La mondialisation effrénée ne pardonnera pas aux traînards. Il existe, parmi les Algériens, des compétences à la pelle. Il suffit de s'effacer devant elles, de les “autoriser” à sauver les rares meubles qui nous restent. J'en ai rencontré des contingents en Europe, en Asie, aux Amériques. Ils sont banquiers, industriels, savants, chercheurs émérites, inventeurs. Tous portent l'Algérie dans leur cœur, et tous ne trouvent pas d'interlocuteurs pour faire bénéficier notre pays de leur génie et de leur savoir-faire. Nombre d'entre eux sont découragés dès lors qu'ils sont accueillis froidement dans nos ambassades. Un autre danger se profile à l'horizon. La montée virulente du racisme en Europe et les dangers qui gravitent autour de nos ressortissants pourraient, si les choses venaient à s'enfieller davantage, provoquer un retour massif de nos émigrés au bercail. C'est peut-être improbable, mais l'anticipation est la faculté de prendre une longueur d'avance sur le cours de l'histoire car un malheur est vite arrivé. Les lendemains sont des espaces en jachère, ils appartiennent à ceux qui savent les investir. Ce n'est pas en se contant fleurette qu'on aura des chances de se réveiller. Notre convalescence a trop duré, et dans la simulation grotesque qui est devenue notre sport national favori, nous manquons grossièrement de crédibilité. La question qui se pose à nous n'exige qu'une réponse à deux possibles : allons-nous enfin prendre au sérieux notre destin ou bien sommes-nous trop immatures pour n'en avoir cure ?