Invité par le Feliv, dans cet entretien, il évoque son écriture, explique sa position vis-à-vis de son pays d'origine (l'Afghanistan), à la langue et à l'histoire, tout en livrant sa conception du roman, qui place l'individu au dessus de tout. Liberté : Dans votre dernier roman, Maudit soit Dostoïevski (éditions POL), Rassoul, un passionné de lecture, est hanté par Dostoïevski. Dostoïevski en Afghanistan, n'est-ce pas un peu ironique ? Atiq Rahimi : C'est plutôt un hommage que j'ai pu rendre à un auteur comme Dostoïevski. Oscar Wilde avait dit : “Après Dostoïevski, il ne reste que des adjectifs". Il avait tout dit. J'ai cherché des adjectifs et j'ai vu qu'il les avait tous utilisés, sauf “maudit”. Il fallait maudire un tel écrivain après qui vous sentez que vous n'avez plus rien à dire, que ça y est, tout est déjà dit. C'est frustrant de se dire qu'on est écrivain et de découvrir qu'on n'est pas les premiers à dire ou à écrire quelque chose. Et c'est extraordinaire ce qu'a accompli Dostoïevski ; non seulement il a parlé de choses très profondes à l'intérieur, aussi bien sur le plan psychologique que social, existentiel et métaphysique, mais aussi au niveau formel. On trouve dans ses romans une écriture très moderne qui a inspiré les plus grands auteurs du XXe siècle. Aujourd'hui, quand on ouvre un livre comme Les Carnets du sous-sol, on est frappé par la modernité de ce texte. Mais en ce qui concerne le roman Maudit soit Dostoïevski, au début, ce n'était pas dans le programme que je parle de Dostoïevski. Mon roman était une histoire très simple qui racontait l'aventure d'un jeune afghan nommé Rassoul, qui, pendant la guerre civile (entre 1992 et 1996), commet un crime. Ensuite, il a des remords, il a mauvaise conscience. Il y a un sentiment de culpabilité énorme, et il se pose des questions parce que, d'entre tous, il n'y a que lui qui culpabilise. Justement, n'est-ce pas un peu paradoxal de placer un personnage qui culpabilise dans un contexte de guerre civile où tout perd son sens, où la violence est normalisée ? Justement ce paradoxe, cette contradiction pousse ce personnage à se poser des questions sur le sens de la violence, sur le sens de la culpabilité pendant une guerre civile. Et donc, lorsque j'écrivais ce livre, la première phrase est sortie alors que moi je pensais à Crime et Châtiment de Dostoïevski, et là je me suis dit, et si je mettais ça dans la tête de mon personnage. C'est-à-dire au moment où Rassoul lève la hache pour la mettre sur la tête de la vieille dame, ou bien à peine ai-je commencé la première phrase. À peine j'ai levé mon stylo, comme la hache de Rassoul, que l'histoire de Crime et Châtiment m'a traversé. Alors là, d'un seul coup, je l'ai mis dans la tête de mon personnage et j'ai fait de lui un Afghan qui rentrait d'Union soviétique, pendant la guerre, et qui est banni à la fois par sa famille et par la société, devenue une société islamique pure et dure. C'est votre Crime et Châtiment à vous donc ? Tous les écrivains sont des criminels. Regardez par exemple Tolstoï, quand il a écrit Guerre et Paix, il a tué combien de personnes dans son roman ? On crée tant de personnages et ensuite on les tue, on leur en veut. On est des criminels qui n'ont pas de hache mais un stylo. Vous n'êtes manifestement pas en paix dans l'écriture… Ah non, jamais ! Je crois que même les écrivains qui écrivent des histoires à l'eau de rose, ils ne sont pas en paix. Enfin, eux plus que nous ! Et d'ailleurs, dans Maudit soit Dostoïevski, Rassoul dit, à un moment donné, que si Dostoïevski n'avait pas écrit Crime et Châtiment et tous ses autres romans, il aurait commis un crime. L'écriture l'a empêché de commettre ce crime. Oui, je suis révolté dans l'écriture parce qu'il y a toujours un écart énorme – quoi que l'on fasse, quoi que l'on dise –, entre le désir et la réalité. Et c'est justement comme ça que naît le désir parce que vous n'atteignez pas votre objectif, parce que soit c'est l'objet du désir qui manque, soit le sujet de désir qui manque. C'est là que Dieu intervient ; et en quelque sorte l'écrivain est un dieu parce qu'il crée, façonne, décide…? Oui on fait appel à Dieu par fatalité. Pour l'écriture, Hölderlin disait : “Tout homme est dieu quand il rêve, mendiant quand il pense.” Donc, en créant, en imaginant, en rêvant, l'écrivain devient dieu ; et en même temps, il est condamné à penser, et là il devient aussi mendiant. Quand on mendie chaque mot, chaque phrase, on devient mendiant. On ouvre tant de dictionnaires, on se promène dans la ville, dans les villages, n'importe où pour trouver un visage, une situation qui nous aide à décrire ce qu'on ressent. Ecrire c'est plaquer nos désirs sur la réalité du monde, soit pour s'enfuir, soit pour détruire, soit pour la reconstruire. C'est toujours une guerre. Vous vous inspiré de l'Afghanistan, du moins géographiquement (Syngué Sabour par exemple), mais que vous inspire l'histoire de votre pays ? L'Afghanistan est un pays où je peux trouver toutes les contradictions humaines. C'est un pays qui a connu toutes les guerres possibles, qui a connu tous les régimes possibles, et aussi tant de civilisations qui ont laissé leur empreinte: la culture bouddhiste, islamique, chrétienne, juive, russe, etc. Je crois que même si je n'étais pas Afghan, si je voyageais en Afghanistan, je serais tombé amoureux de ce pays, et il deviendrait mon pays de l'imaginaire. Revenons à l'histoire. Déjà, c'est un pays qui se trouve comme trait d'union entre deux grandes civilisations : la civilisation monothéiste (juive, chrétienne et musulmane) et la civilisation hindouiste. Deux conceptions très différentes du monde, de la vie, de la mort. Et comme l'Afghanistan est un trait d'union, il – à la fois – les relie et les sépare. C'est ça la fonction contradictoire d'un trait d'union. C'est comme l'art gréco-romain, c'est un métissage, c'est comme prendre deux couleurs, les mélanger et vous obtenez une troisième couleur. Et l'Afghanistan c'est un peu ça. Et c'est durant la guerre qu'on peut découvrir l'homme dans toutes ses dimensions. On découvre à la fois la grandeur et la misère. La guerre a une fonction de catalyseur. Mes histoires se passent en Afghanistan mais ce n'est pas forcément sur l'Afghanistan. Et pour moi, les grands poètes grecs l'on montré, c'est-à-dire le destin d'un individu dans la grande histoire. Mais vos personnages sont des victimes de l'histoire ? Exactement, parce que dans mes romans je ne parle pas des héros, moi je m'attache beaucoup à des gens très simples et petit à petit, ces personnages se découvrent dans une situation donnée. L'Afghanistan est comme un catalyseur, et je mets des gens très simples dans cette situation pour dire que, dans une telle situation, mettez n'importe quelle personne, qu'elle soit Afghane ou non, les personnages se révèlent, se découvrent. C'est la situation qui fait l'homme. Par exemple, mon roman Terres et Cendres, c'est l'histoire d'un vieillard, d'un paysan que l'histoire dépasse. Il ne se posait pas des questions sur l'existence, même pas sur sa propre existence, sur son destin, il travaillait et voyait que tout son entourage était bombardé sans savoir pourquoi. Et là, il commence à se poser des questions, il se découvre, il découvre justement la dimension noire de l'humanité. Donc, on ne peut pas dire que l'être humain est fait de telle manière, un Afghan est fait de telle manière, les Afghans sont un peuple guerrier, que toutes les femmes afghanes sont des espèces d'endives sous la burqa ou le tchadri, elles n'ont pas de désir, pas de corps, pas d'instruction, pas de rêves. C'est donc une guerre, mais je ne vais quand même pas dire que j'essaie de changer la vision du monde de l'Afghanistan, mon intérêt est de montrer ce qu'on devient dans une telle situation. Et travailler sur l'individu. Pour moi, le roman existe grâce à cette conscience de l'individualité, une conception absente chez nous (même en Iran), c'est pour ça que le roman a du mal à s'introduire dans ces pays là. On est trop accroché à la poésie parce que, dans la poésie, l'individu se cache derrière les métaphores, les paraboles, les mythes, alors que le roman montre l'individu dans l'histoire, et cette conception on ne l'a pas encore. La naissance du roman coïncide avec la création de la notion d'individu. Vous avez écrit trois livres en persan, puis, après 2002, vous êtes passé au français. Pourquoi ? et vous sentez-vous exilé dans la langue ? Quand je suis rentré en Afghanistan, en janvier 2002, que j'ai retrouvé mes racines, ma langue, je ne me sentais plus à l'aise d'écrire dans ma langue persane. Parce que, jusqu'à cette date-là, la langue était le seul lien entre mon pays et moi ; je cherchais mon pays à travers la langue. Mais au moment où je suis retourné, je ne me suis plus trouvé en exil, là ça a été peut-être une déception, parce que quand on est atteint une fois par l'exil, on en est atteint une fois pour toute. Car l'exil vous donne beaucoup de distance par rapport à votre culture, à votre pays. Et une fois atteint cette distance, vous restez en exil. Et quand on est en exil, on a tendance à embellir sa terre et, au moment où vous retournez, il y a un écart entre vos fantasmes et la réalité, entre vos désirs et la réalité. Ça devient un choix. Pour moi, écrire maintenant en français est une manière de maintenir l'exil. Et puis il y a autre chose aussi : avec trois livres en persan, je sentais que j'avais une écriture, un style ; j'avais senti vraiment que j'étais en train de perdre l'innocence de l'écriture. Dès qu'on commence à s'auto-citer (j'adore le pléonasme), ça perturbe un peu. À ce moment là, peut-être inconsciemment, je me suis orienté vers la langue française pour retrouver un peu de mon innocence, comme si c'était la première fois avec ces doutes, ces incertitudes, la fragilité des phrases…Tout cela me manquait. Vous avez donc la foi en l'écriture ? Ah oui ! C'est marrant ce que vous dites parce que quand POL a accepté de publier mon livre, Syngué Sabour, je voulais le voir absolument. Et je lui ai demandé pourquoi il voulait publier mon livre. Et ce n'est pas par prétention, c'était important pour moi. Et il m'a alors dit que c'était la première fois qu'on lui demandait cela et que, derrière ce texte, il avait quelqu'un qui “croyait aux mots". Et ça pour moi, c'est le plus beau compliment.