Le peuple tunisien est le premier dans le monde arabe à s'être débarrassé de sa dictature, et en un mois. Mais la partie est loin d'être gagnée pour son avenir. Ses islamistes, qui ont pris le train de la révolution en marche, sont en embuscade. Ennahda montre désormais ses crocs. Ce n'est plus le temps des yeux doux et des promesses à se mouler dans la démocratie, voire à sacrifier leurs propres revendications d'une cité religieuse idéale au nom des aspirations des acteurs de la chute des régimes de Ben Ali et de Moubarak aux libertés universelles. Et en vertu aussi de la realpolitik et du reflux de l'islamisme radical sur la scène internationale. Les deux partis islamistes sont sortis du bois, affichant leur vrai visage, même s'ils se cachent derrière le modèle de pouvoir islamique turc. En Tunisie, Ennahda a certes abandonné (momentanément) l'option de s'inscrire dans une démarche de création d'un Etat islamique comme l'avait énoncé son leader Rached Ghannouchi en 2005, mais voilà que ses vieux démons reprennent le dessus au moment où le pays est mobilisé pour la constituante qui doit fixer la Tunisie post-Ben Ali. Abandonnant la position qui jusqu'ici s'inscrivait dans la recherche avec les autres composantes de la société de l'harmonie sociale sur fond de laïcité politique sinon de sécularisation de la religion, les islamistes tunisiens se révèlent prêts à faire encourir à la Tunisie un risque d'implosion et de déchirement. En d'autres termes, Ennahda a choisi de revenir à ses origines, à sa politique à forte densité religieuse, prenant le risque de perdre son capital de respectabilité qu'il a accumulé après la chute de Ben Ali et sa légalisation par les autorités de transition. Apparemment, Ghannouchi se serait rapproché des courants radicaux qui sommeillaient et des salafistes. D'où ces agressions subites du “way of life” tunisien. Une guerre est engagée dans les mosquées pour le leadership et des incidents sont régulièrement annoncés dans ce pays où le statut des femmes est le plus avancé dans le monde musulman. Pas moins d'une centaine de personnes, des salafistes proclamés, se rassemblent depuis une semaine devant le tribunal de première instance de Tunis, pour faire libérer 7 des leurs arrêtés lors des violences et agressions survenues au CinemAfricArt. Ils protestent en même temps contre le film Ni Allah ni maître de Nadia El-Fani, qui était projeté ce soir-là. Et, inédit dans le pays — surtout à la période de la dictature —, ils sont passés à la force, la salle de cinéma a été saccagée et des passants agressés. CinemAfricArt est située à quelques mètres de l'avenue Bourguiba en plein centre de Tunis. Les barbus encagoulés portaient des banderoles aux slogans explicites du genre “le peuple demande l'incrimination de l'athéisme”. Depuis le 14 janvier, les salafistes prêchent au grand jour en Tunisie. En outre, des faits de ces dernières semaines tendent à montrer que la menace jihadiste est à prendre au sérieux. Des incidents à répétition, le dernier en date est l'assassinat de deux militaires, le colonel Tahar Ayari et le soldat Walid Haji, à Rouhia dans le gouvernorat de Siliana, au cours d'une fusillade qui les a opposés à deux terroristes armés. À ce jour, le ministère de l'Intérieur ne s'est pas exprimé définitivement. Une enquête suit son cours, indique-t-on à Tunis. Auparavant, deux terroristes étrangers, qui venaient d'Algérie pour se rendre en Libye, avaient été interceptés. La piste Aqmi est privilégiée d'autant que les armes circulent librement dans le pays voisin, la Libye dont le printemps s'est révélé plus âpre au point où les insurgés contre Kadhafi ont remis leur sort entre les mains de l'Otan et de la France particulièrement. C'est le moment choisi par le mouvement islamiste tunisien Ennahda pour annoncer son retrait définitif de la Haute instance chargée des réformes politiques et de la transition démocratique. Les islamistes exigent que leur idéologie figure dans le projet de “Pacte républicain” en cours de discussion. Des voix s'élèvent en Tunisie pour exprimer le désarroi face à leur montée rampante, craignant pour les droits de la femme et le tourisme, la mamelle de l'économie. En immersion, le hidjab et le kamis sont de plus en plus visibles et Ennahda n'a pas attendu pour infiltrer les rouages du pouvoir de transition. Alors que la société civile se bat bec et ongles pour asseoir la démocratie et le progrès, avec au centre l'individu comme citoyen affranchi de toutes sortes de tutelle, ces valeurs suprêmes à la base du soulèvement du 14 janvier, les islamistes incarnent, a contrario, l'Oumma et la religion pour corseter les Tunisiens. C'est-à-dire, un retour au bénalisme avec moins de libertés ! C'est tout l'enjeu des luttes en cours en Tunisie.