L'industrie mondiale du pétrole et du gaz à la recherche d'un nouveau paradigme. Les pays producteurs, partie intégrante de ce paradigme. Un puissant et déterminant challenge pour leurs compagnies nationales. L'industrie pétrolière subit et accentue en même temps les turbulences de l'économie mondiale encore convalescente. Lorsque l'AIE a décidé, le 23 juin, de recourir aux stocks stratégiques en mettant sur le marché 60 millions de barils de pétrole, son intention était sans doute d'envoyer un signal en direction de l'OPEC qui, lors de sa réunion à Vienne le 8 juin, avait maintenu son niveau de production au prix d'une réelle crise entre ses membres (Al Naïmi, ministre saoudien du Pétrole avait considéré cette réunion comme “l'une des pires”). Si l'objectif était de conforter les membres favorables à un relèvement du plafond de production, à leur tête l'Arabie Saoudite, c'était raté car l'on a surtout retenu que l'AIE a signifié que les efforts et sacrifices saoudiens pour équilibrer le marché ont échoué, ce que ces derniers n'ont pas dû apprécier. La réalité est que les pays consommateurs, au lieu de prendre acte des graves turbulences aux causalités complexes qui affectent le marché pétrolier et de s'engager dans une logique de concertation avec les producteurs pour y pallier par un nouvel ordre pétrolier, en fait, ont choisi l'affrontement. Au demeurant, l'objectif affiché de pallier l'absence de la production libyenne (1.5 Mbj) ne tient pas car le surplus d'offres créé est, et ne peut être, que de courte durée. Il est vrai que l'augmentation de la production saoudienne pour équilibrer l'offre ne suffit pas car se pose un problème de qualité de brut, et le brut libyen (algérien aussi) est très léger et peu soufré et donc difficilement substituable par un brut saoudien plus lourd. Cette décision de l'AIE (qu'elle prend pour la troisième fois depuis sa création en 1974) est inquiétante quant à l'état d'esprit des consommateurs et peut induire si elle se reproduit un retour de bâton, soit une baisse de la production OPEC. Le message se voulait fort et explicite : augmentez la production sinon on recourt aux stocks stratégiques qui sont immédiatement disponibles près des raffineries alors que les volumes que mobiliserait l'Arabie Saoudite ou l'OPEC, mettront du temps pour parvenir aux raffineries tout en n'étant pas toujours de la qualité des bruts libyens. De fait, nous sommes là encore dans des approches unilatérales qui occultent le vrai problème La hausse des prix ne provient pas d'un déséquilibre offre – demande mais de facteurs structurels, en premier lieu une anticipation d'épuisement (Cf notre dernière interview sur le quotidien Liberté). Les effets de cette action de l'AIE sont restés limités puisque de l'avis général, la baisse des cours qui s'ensuivit (5%) est beaucoup plus due à des inquiétudes macro-économiques. La Chine semble s'orienter vers une quasi-stagflation, la prégnance de la crise de la dette souveraine en Europe et son fort potentiel de diffusion, la mauvaise santé avérée de l'économie américaine. Cette baisse des cours a aussi été de courte durée puisque les cours ont repris leur hausse malgré les mauvaises nouvelles venant des Etats-Unis et d'Europe. La réunion de l'OPEC du 8 juin s'est tenue alors qu'une forte campagne en faveur d'une baisse des prix était à l'œuvre, campagne à laquelle ont contribué d'ailleurs les Saoudiens. Pourquoi et dans quels buts ? Les Américains savent l'état réel de leur économie et ne se font pas d'illusions sur la robustesse de la reprise de l'économie mondiale. La hausse tendancielle des prix risque à terme de faire dérailler une reprise fragile malgré la communication trop optimiste qui lui est faite, y compris par des experts réputés pour leur perspicacité (même Nouriel Roubini qui, à Davos, a confirmé le retour à la croissance !). Une baisse des prix, outre ses effets marco-économiques, est vue aussi comme un puissant levier de communication pour rassurer les ménages et stimuler la demande globale. Une forte baisse des prix pourrait-elle avoir un effet de souffle et neutraliser les tendances haussières à l'œuvre qui, si elles se maintiennent, peuvent causer un collapsus ? Seuls les esprits naïfs peuvent le penser selon nous (Cf notre analyse dans la dernière interview à Liberté). L'industrie pétrolière (autant que l'économie mondiale dans une certaine mesure) est un bateau ivre, et seule une concertation peut ouvrir des perspectives. Les esprits retors peuvent aussi imaginer que comme en 1986 une baisse des prix mettrait du plomb dans l'aile d'un Iran de plus en plus inquiétant. Cependant, un scénario semblable à 1986 n'est plus reproductible du moins à court terme car l'Arabie Saoudite n'est plus à l'ère Yamani et une surproduction ne peut produire des effets réels que si elle perdure au moins tout au long de l'année pour absorber le pic de la demande en été. Il semble difficile d'imaginer une telle occurrence considérant la cocotte minute que constitue le monde arabe aujourd'hui avec des crises politiques à fort risque de dissémination tant elles posent toutes les mêmes problèmes de gouvernance et de distribution de la richesse. A l'instar d'autres pays producteurs, le royaume saoudien a pris d'ailleurs de coûteuses décisions à caractère social. Ainsi, le prix du pétrole, pour équilibrer le budget saoudien, est passé de 68 dollars le baril en 2010 à 90-95 dollars en 2011 et les dirigeants saoudiens en tiennent compte. La réalité est que le marché pétrolier comme nous le disions dans nos récents travaux échappe de plus en plus aux fondamentaux Il est travaillé par une tendance haussière de long terme qui prend en compte l'épuisement des réserves, le caractère de plus en plus technologique et coûteux des barils futurs, et le retour vers le pétrole OPEC. Or, la demande, tirée par les pays émergents, confirme sa vigueur. De 89.3 Mbj en 2011, elle devrait atteindre 95.3 en 2016. Alors que l'Europe et les Amériques voient leur demande stagner, celle de l'Asie pacifique passera de 28.3 Mbj en 2011 à 32.1 Mbj en 2016. Cette donnée, conjuguée à l'effet de balancier entre dollar et prix du pétrole donne à la spéculation une emprise quasi-totale sur les prix, ce qui fait que nous sommes dans le brouillard le plus total. La financiarisation des marchés pétroliers joue un rôle pervers que refusent de reconnaître les pays consommateurs lorsqu'ils appellent à un relèvement du plafond de production de l'OPEC. Il est clair pourtant que l'industrie pétrolière est à la recherche d'un nouveau paradigme où les prix devront agir comme levier pour le renouvellement des volumes disponibles pour répondre à une croissance exponentielle de la demande tout en accompagnant sans trop de heurts la reprise économique. La croissance de la demande est d'autant plus incontrôlable qu'elle est tirée par des pays émergents qui partent de très bas. 13 Chinois sur 1 000 ont une automobile contre 580 Américains sur 1000. On a vendu 16 millions de voitures en Chine en 2010. Le parc automobile chinois atteindrait en 2030 300 millions d'automobiles. Le parc mondial passerait de 700 millions d'automobiles aujourd'hui à plus de 2 milliards en 2050. Ni les gains en rendement des moteurs ni la voiture électrique, voire les biocarburants et l'hybridation ne pourront absorber la hausse de la demande en carburants issus du pétrole. Si la demande mondiale de pétrole a atteint 89 Mbj en 2011, il est quasi-certain qu'elle dépassera les 110 Mbj en 2030, cela alors que le consensus des experts pense que le niveau de 100 Mbj est une limite technologique difficile à franchir. Ce nouveau paradigme qui nous semble en gestation implique, dans une relation de partenariat de type nouveau entre producteurs et consommateurs représentés par leurs compagnies pétrolières, une amplification des flux d'investissement et de technologie vers l'amont des pays producteurs. Ces flux ne pourront s'opérer dans le cadre des formules contractuelles en vigueur pour la simple raison que les producteurs ne peuvent consentir à échanger une ressource épuisable, et demain de plus en plus rare et chère, contre des dollars de moins en moins fiables par ailleurs. Ce partenariat doit prendre la forme d'intégrations croisées où, en contrepartie de la présence des compagnies internationales (IOC) dans leur amont, les compagnies nationales (NOC) comme Sonatrach, par exemple, doivent pouvoir accéder aux marchés consommateurs, diversifier leurs portefeuilles dans les énergies de demain, accéder à la technologie qui sera la clé des rapports de force de demain. Les compagnies pétrolières dans le monde tendent de plus en plus à muer en compagnies énergétiques Leurs portefeuilles tendent à équilibrer à parité activités pétrolières et gazières et à se déployer vers le nucléaire et les énergies renouvelables. En cela, elles se portent à l'avant-garde de la transition énergétique et sont la garantie pour leurs pays d'une mutation en douceur d'un modèle énergétique à dominance fossile (80%) vers un modèle non carboné non fossile. Les pays producteurs sur lesquels reposera de plus en plus l'approvisionnement pétrolier et gazier ne veulent pas rester sur le bord de la route demain où les substituts aux hydrocarbures s'imposeront. Ils doivent, en contrepartie des ressources qu'ils fournissent, non seulement accéder aux marges aval (fortement rémunératrices) par le biais de leurs compagnies nationales qui doivent accéder au client final, mais aussi réussir leur transition énergétique par l'implication de leurs compagnies énergétiques et leurs universités dans les grands projets technologiques qui façonneront irréversiblement le paysage énergétique futur. L'industrie gazière est tout autant à la recherche d'un nouveau paradigme, cela est particulièrement manifeste en Europe. Pour un pays gazier comme l'Algérie, il importe que Sonatrach profite du développement exceptionnel de l'industrie gazière pour faire valoir ses compétences et son expertise exceptionnelles dans le gaz particulièrement. Nous savons que le marché naturel pour le gaz algérien est l'Europe, particulièrement le sud européen. Nous savons aussi que ce marché est de plus en plus concurrentiel avec l'arrivée de nouveaux entrants particulièrement offensifs. Le Qatar a doublé sa part entre 2009 et 2010 et talonne l'Algérie avec 6% du marché européen. Il a aussi, avec Trinidad, donné une forte impulsion au marché spot du gaz en Europe. Même si la demande européenne a repris avec vigueur (+7.5%), légèrement plus que la demande mondiale (+7.3%) et même si l'Europe accroît sans cesse sa dépendance gazière qui sera de 80% en 2030, il semble sûr que les contrats de long terme avec clause de take or pay seront de plus en plus contestés par l'ampleur des volumes spot. Certains fournisseurs de l'Europe, comme la Russie, ont déjà ouvert la voie en consentant à facturer jusqu'à 15% de leurs contrats aux prix spot. Même si les prix spots semblent converger à court terme avec les prix des contrats de long terme, les relations entre clients et pays producteurs commencent à subir la réalité de cette concurrence gaz-gaz, au détriment des producteurs. Pour sortir de cette impasse, encore une fois apparait la nécessité d'un nouveau paradigme. Les contrats de long terme permettaient un partage des risques entre producteur et acheteur, le producteur prend en charge le risque volume et l'acheteur le risque marché. Si le marché est dirigé par les logiques de court terme des contrats spot, le producteur qui engage de grands investissements prend et le risque volume et le risque marché. Il est alors difficile d'imaginer des producteurs investir des milliards de dollars pour satisfaire la demande européenne future. Le risque pour l'Europe est d'être très vite courte en gaz. La reprise précoce et vigoureuse de la demande mondiale de gaz, notamment européenne a vite asséché la bulle gazière que l'on voit disparaître fin 2012 avec l'apparition de tensions sur l'offre dès 2013. Si la stratégie du Qatar (premier producteur mondial de GNL) est aujourd'hui d'atteindre une masse critique en Europe, comme la Russie faisant du gaz un vecteur de puissance, il est tout aussi possible que les volumes qataris trouvent meilleur preneur demain dans la boulimique Asie, notamment en Chine et au Japon dont l'industrie électronucléaire est en pleine crise existentielle et qui se tournera vraisemblablement avec force vers le gaz. L'Europe risque alors en même temps d'accentuer son exposition à la source russe et aussi de connaître un choc gazier, le premier de l'histoire. Voilà pourquoi elle a intérêt à construire des partenariats structurants dans le long terme avec ses fournisseurs traditionnels, en premier lieu l'Algérie. Ces partenariats doivent être globaux, impliquant toutes les énergies et tous les segments des chaînes énergétiques. Une approche visionnaire est indispensable qui soit en rupture avec la mythification actuelle du marché, qui s'inscrive aussi dans une perspective de long terme. Les ressources pétrolières et gazières, l'expertise, mais aussi l'ensoleillement, sont en Algérie des facteurs-clés de succès que les partenaires doivent considérer à leur juste mesure, que nous-mêmes devons optimiser en donnant de la voilure à nos acteurs énergétiques nationaux, Sonatrach et Sonelgaz. Il est impératif aujourd'hui, où un ordre nouveau est en route, un ordre dont l'énergie est l'une des clés, que nous portions plus haut nos ambitions pour postuler à la qualité d'acteur énergétique et non plus seulement de source, de réserves pétrolières et gazières forcément épuisables. Il faut pour les pays producteurs que leurs compagnies nationales soient portées aux standards d'organisation et de management de la profession. Bien entendu, elles rentrent dans la sphère de la politique pour des pays mono-exportateurs d'hydrocarbures. Mais ce sont avant tout de formidables bêtes de course nécessitant une expertise de haut niveau et dont tout écart peut en compromettre jusqu'à la survie. Les pays du Golfe l'ont compris et ont mis leurs compagnies nationales entre des mains hautement compétentes. Pourtant, le niveau de leurs réserves les prémunit contre de graves revers, du moins à court terme. Dans le même sens, l'avenir énergétique du pays, autant que celui des acteurs énergétiques, est une chose trop importante pour la nation pour être mis en marge d'un débat citoyen. Nos acteurs énergétiques, en premier lieu Sonatrach, le vaisseau amiral de l'économie nationale, doivent drainer toute l'intelligence de ce pays pour se mettre en condition de remporter les grands challenges d'une industrie de plus en plus compétitive et complexe et qui ne permet pas le droit à l'erreur. Il faut aussi des managers en mesure de panser les plaies de la grave crise passée, rassurer la formidable ressource humaine de Sonatrach, encore traumatisée, la fédérer autour de projets visionnaires. Les forces de Sonatrach sont en premier lieu le riche capital symbolique d'essence novembriste, porté par l'image du 24 Février, c'est aussi son middle management, tous ces ingénieurs et techniciens, ces managers qui excellent dans leur métier et qui sont convoités par nos concurrents, c'est enfin une expertise reconnue dans le management de toute la chaîne pétro-gazière. Tout ceci a en effet été mis en péril par la gestion passée, beaucoup plus d'ailleurs que l'image de Sonatrach qui, à ma connaissance, n'a pas souffert, car le métier est précisément conscient des forces de Sonatrach évoquées plus haut. Tout ceci reste fragile et réversible en l'absence d'un réel projet d'entreprise porté par un management à sa mesure et à la mesure de ce bijou que constitue Sonatrach. Notre pays doit résolument postuler à un rôle d'acteur dans la scène énergétique mondiale en mutation L'énergie est un facteur majeur de puissance. Il convient de partir de tout cela pour formuler un réel projet pour Sonatrach qui doit devenir l'axe porteur d'une puissante filière énergétique algérienne déployée sur les grands thèmes énergétiques de demain et qui s'appuie sur nos PME et nos universités, qui est en mesure, j'en suis convancu, de donner consistance et perspective au génie algérien. M. P. * Expert pétrolier international Président du cabinet Emergy®