Ils sont environ 80 qui ne sont toujours pas inscrits à l'état civil et n'ont donc pas d'existence légale. Notre reporter les a rencontrés. Quand le directeur de l'école primaire Labcir-Chérif de Aïn Akhrib a demandé à Assia Bouchair, 12 ans, si elle préfère qu'il l'appelle Zineb, le prénom que son père lui a donné au maquis, la petite fille a répliqué vigoureusement : “Je suis Assia.” Il est inhabituel que Assia réponde avec un tel cran. Il est, tout aussi, rare qu'elle desserre ses lèvres pour dire quelque chose. Très peu distraite, l'écolière intervient uniquement en classe quand la maîtresse lui pose une question. “Elle est encore très effarouchée”, observe son institutrice. Pour autant, la timidité n'empêche pas Assia d'être une élève brillante. Elle est seconde de sa classe. “Elle assimile très vite les cours. Cette année, elle a commencé l'apprentissage du français et je dois dire qu'elle a devancé beaucoup de ses camarades”, souligne l'enseignante. Aussitôt ramenée à la maison, Assia est scolarisée par son grand-père, en compagnie de ses trois sœurs. L'école, dans son cas, s'est avérée un exutoire. Elle s'est tellement démenée que le directeur lui a fait sauter une classe. De la première année, elle s'est retrouvée en troisième. “J'aime l'école”, dit-elle timidement. Face aux étrangers, les mots s'étouffent dans sa gorge. En guise de réponse à nos questions, elle se contente souvent de hocher la tête. Lui rappeler les souvenirs du maquis est un exercice inutile. Assia consent uniquement à dire que la vie ici auprès de ses grands-parents, dans le village de Aïn Akhrib, est mieux que celle qu'elle menait dans la montagne. De ce séjour de six ans, la petite fille a gardé des habitudes. Si la longueur de sa jupe est raccourcie, un foulard couvre toujours sa tête. “Je ne peux pas l'enlever”, murmure-t-elle sans plus de détails. Dans cette cour d'école où nous la rencontrons à l'heure du déjeuner, Assia a continuellement l'œil sur ses deux sœurs cadettes, Hadjar (10 ans) et Safia (8 ans). Elle est comme une seconde mère pour elles. Elle s'assure qu'elles ont mangé à la cantine et veille à leur bonne conduite. Si l'une ou l'autre entreprend de nous dire quelque chose, Assia les fixe du regard. Son grand-père leur défend à toutes de parler du passé. “Il veut qu'elles oublient tout ce qui leur est arrivé et qu'elles commencent une nouvelle vie”, explique une des enseignantes. Le meilleur moyen pour le vieux Bouchair était d'inscrire ses petites-filles à l'école. Après les avoir ramenées de la Cité de l'enfance à Sétif, il est allé voir le directeur de l'école communale avec l'intention de les lui confier. Or, le responsable de l'établissement s'est trouvé face à un obstacle bureaucratique inextricable. Hormis les deux aînées, Meriem, 15 ans, et Assia, inscrites dans le fichier de l'état civil, Hadjar et Safia n'ont pas d'existence légale. Des enfants sans existence légale Venues au monde alors que leur père était au maquis et activement recherché, le grand-père Bouchair s'est bien gardé de révéler leur naissance aux autorités. D'où la perplexité de la situation pour le directeur de l'école du village. Celui-ci se réfère à sa tutelle académique. En vain. Sensible au sort des petites filles, il se contente alors du certificat d'hébergement délivré par la direction de l'assistance sociale pour les scolariser. “Je l'ai fait à titre provisoire en attendant la régularisation de leur situation”, explique le brave directeur. D'autres enfants du maquis des Babors n'ont pas eu cette chance. À la Cité de l'enfance est demeurée une fratrie composée de six membres. La mère étant en prison, personne n'a réclamé sa progéniture. En attendant sa libération, il incombe au centre social de prendre en charge ses enfants et de contribuer à leur réadaptation à la vie sociale. Or, selon le directeur, leur non-scolarisation contrarie cette ambition. L'attente longue de leur naturalisation l'hypothèque indéfiniment. “Tout sera fait au maximum dans 15 à 20 jours”, promet pourtant Abderahmane Bouchama, procureur général de la cour de Sétif. Selon lui, moult complications ont retardé cette opération. “Comme vous le savez, la majorité des unions ont été contractées au maquis, sans assise légale. Très souvent, les femmes ont été mariées deux à trois fois. Nous devons déterminer qui est l'enfant de qui. Si parmi les terroristes, certains sont morts, il faut qu'on obtienne des preuves afin de délivrer à leurs épouses des extraits d'actes de décès. Ceux qui sont en prison ont l'obligation de signer pour entériner leur union…”, soutient le magistrat. Fatiha, la maman de Assia, doit se rendre cette semaine au tribunal de Aïn Kebira pour entamer les démarches de régularisation de ses enfants. Son dernier fils issu d'un second mariage, né en prison, a reçu son nom de jeune fille. “Pourtant, son père est en vie. Il est en détention”, dit-elle, inquiète. Nabila, son ex-belle-sœur, nourrit des appréhensions identiques. Cependant, au-delà des formalités administratives, la réintégration des enfants des Babors relève d'un véritable défi. Contrairement à son aînée Meriem, qui a très vite déserté l'école pour aller se réfugier chez sa mère, Assia, du haut de ses 12 ans, semble vouloir prendre son destin en main. L'arabe classique dans lequel elle était forcée de s'exprimer au maquis n'a plus de gloire à ses yeux. Son instruction ne se limite plus à la récitation du Coran, mais elle apprend tout, les sciences, les langues, la poésie, le dessin… Il reste à extirper de sa petite tête les souvenirs sombres qu'elle refoule par peur de son grand-père. Avec l'aide des services sociaux, l'école de Aïn Akhrib a pu obtenir la visite d'un psychologue, mais Assia et ses sœurs ont refusé de lui parler. Un autre jour, alors que tous les élèves s'apprêtaient à monter dans des bus pour se rendre à un spectacle de clowns, les sœurs Bouchair se sont enfouies chez leur grand-père. Elles ont eu peur. Partir équivalait à un nouveau saut dans l'inconnu. Fille de victime face à mère de terroristes Quand Salima a proposé de nous accompagner chez les Bouchaïr, elle savait qu'elle se rendait chez une famille de terroristes, sans doute impliqués dans l'assassinat de son père, directeur des forêts, en 1995, lors de l'attaque de la caserne de Babors, où ils habitaient. En revanche, la maîtresse des lieux ignorait tout de l'identité de son invitée. Mise au courant, la grand-mère Bouchaïr a scruté longuement Salima avant de lâcher d'une voix monocorde : "Que Dieu leur pardonne." De son côté, Salima s'est gardée du moindre reproche. Compatissante à la douleur de notre hôtesse, elle l'a exhortée d'être courageuse, comme elle, depuis presque dix ans… S. L.