Chérifa Kheddar, lauréate du prix 2008 des droits humains de l'International service, est la porte-parole de l'Observatoire des violences faites aux femmes (Ovif). Dans l'entretien qui suit, elle s'exprime sur le phénomène des violences à l'égard des femmes en Algérie et les raisons de la création de l'Ovit. Liberté : Il y a près de six mois, un collectif d'associations a créé l'Observatoire contre les violences envers les femmes, afin d'“œuvrer pour l'égalité des droits entre les femmes et les hommes, la citoyenneté et la justice sociale”. Où en êtes-vous aujourd'hui, côté organisation ? Chérifa Kheddar : La création de l'Observatoire de veille a fait objet d'une longue concertation entre des associations féministes et des militants pour l'égalité des sexes et la citoyenneté pleine et entière au profit des femmes en Algérie. Nous estimons qu'il est nécessaire d'ouvrir le débat sur une plaie qui envenime la société, d'autant qu'on continue d'ignorer le phénomène de la violence à l'égard des femmes et de négliger la mise en place de mécanismes de prévention de ce fléau, ainsi que la prise en charge des victimes. L'Observatoire ne perd pas de vue que la violence faite aux femmes est d'abord institutionnelle, du moment que le code de la famille consacre un statut mineur à la femme et que l'Etat n'a pas encore levé les réserves sur la Cedaw (Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard des femmes, ndlr), nonobstant l'article 9. La pierre angulaire de la création, de l'existence et de la pérennité de l'Observatoire est d'éradiquer la violence institutionnelle, par la revendication sur la promulgation de lois égalitaires où la femme algérienne est consacrée citoyenne toute l'année, pas seulement pendant les campagnes électorales. Côté organisation informelle, nous avons franchi le pas vers la mise en place de l'Observatoire, en tenant nos réunions organiques et politiques au niveau des sièges d'associations partenaires. Et comme déjà annoncé, la rédaction de la charte, sorte de feuille de route des adhérents de l'OVIT, est en cours d'élaboration. Avec la bureaucratie que nous connaissons, l'aspect formel nous pose néanmoins problème : les démarches administratives s'annoncent longues et pleines d'embûches, mais il n'est pas question de baisser les bras ; nous continuerons nos démarches auprès du ministère de l'Intérieur. Il est impératif aussi que l'Observatoire dispose de moyens matériels et financiers afin de mener ses missions, d'une manière efficace. Quelles sont les actions que vous avez initiées depuis février dernier ? Au-delà des actions quotidiennes et périodiques menées au niveau de nos associations respectives, au profit des victimes, c'est-à-dire l'écoute et la prise en charge juridique et psychologique, nous interpellons régulièrement et directement ou par voie de presse les plus hautes autorités du pays, afin de protéger les femmes, quel que soit leur statut social et/ou professionnel. Nous avons fait le constat suivant : les violences faites aux femmes prennent de l'ampleur, en l'absence de mécanismes appropriés comme une loi cadre qui permettrait aux associations et aux victimes de savoir à quelles portes frapper pour une éventuelle prise en charge. En 2007, l'Institut national de santé publique (INSP) faisait état, après une première enquête nationale sur le genre, de 9033 femmes victimes d'actes de violence de la part de leur conjoint, frères et même leurs fils. Cette année, quelque 1800 femmes ont été sévèrement maltraitées par leurs maris et leurs frères. Sur le registre des agressions sexuelles, les services de la Gendarmerie nationale ont eu à traiter près de 400 affaires, durant les 7 premiers mois de 2010, indiquant 160 attentats à la pudeur, 128 viols et 8 cas d'inceste. Sur les 160 enlèvements enregistrés au niveau de la Gendarmerie depuis le début de l'année, 90 cas se rapportent à la gent féminine, soit un taux de près de 78%. Et ce n'est pas tout ! Près d'une centaine de femmes ont été violentées dans la rue par des malfaiteurs, 422 femmes ont été victimes des voleurs de janvier à août et 182 femmes ont tuées en 7 mois. Selon les forces de l'ordre, la plupart de ces meurtres sont de véritables crimes crapuleux exécutés de sang-froid. Les quelques chiffres que je viens de vous livrer sont bien loin de la réalité révélée par les centres d'écoute, mis en place par certaines associations de femmes, et par les différents livres noirs, réalisés par d'autres associations. La femme algérienne est, sans exagération, au centre d'une entreprise d'avilissement par laquelle elle subit différentes formes de violences attentatoires à son intégrité physique, psychologique et morale. Face à cette situation, nous pensons qu'il est de notre devoir d'interpeller les autorités au plus haut niveau, pour mettre en application les engagements de l'Etat à assurer la sécurité des personnes et des biens, qui sont consacrés par la Constitution algérienne. Dernièrement, nous avons organisé une conférence de presse, pour rappeler les engagements internationaux de notre pays, quant à l'abolition de la prostitution, un phénomène d'une extrême violence envers les femmes, qui est toléré par les institutions et une partie de la classe politique. Cette conférence a été tenue suite aux agressions subies par des femmes de M'sila. Les victimes ont été traitées de prostituées par leurs agresseurs et par certains médias, qui les ont stigmatisées, en les présentant comme des débauchées. Certains agresseurs, eux-mêmes, profitent de la détresse de ces femmes mises malgré elle en situation de se prostituer, par manque de protection de l'Etat. Vous dites d'un côté que ces victimes ont été traitées de prostituées et de l'autre qu'elles sont mises malgré elles en situation de se prostituer. Finalement, ces femmes agressées, du moins certaines d'entre elles, s'adonnent-elles à la prostitution… ? Combien même certaines d'entres elles peuvent l'être, devons-nous laisser faire ceux qui s'érigent en justiciers et en gardiens de la morale des femmes ? Que sont devenus les engagements internationaux de notre pays concernant l'abolition de la prostitution ? Dans le dernier communiqué de l'Ovit, il est fait état de la défection des institutions de l'Etat en matière de protection des femmes. Sur quoi se fonde votre accusation ? Nos accusations ne sont pas gratuites, il suffit de feuilleter les quotidiens nationaux pour se rendre compte que les violences faites aux femmes sont le lot du quotidien de ces dernières. Quant à la défection des institutions, il faut rappeler qu'il est de notoriété publique que la majorité des victimes quittent leur domicile de fortune pour des cieux plus cléments, vers des lieux où elles se sentent en sécurité pour un temps. Ce ne sont pas les agresseurs et les commanditaires des nombreuses expéditions punitives contre les femmes qui quittent les lieux, pour séjourner dans les prisons, car ces criminels ne sont pas inquiétés par la justice. Vous faut-il de meilleures preuves ? Dans un Etat de droit, la victime est protégée par les institutions et les agresseurs répondent de leurs actes devant la société. Maintenant qu'il s'agisse d'un manque de compétence ou d'une volonté politique machiste au niveau des institutions, les plus hautes autorités de l'Etat doivent y mettre un terme au plus vite, parce que c'est une situation que nous qualifions de violences institutionnelles envers les femmes. Il faut tout au moins inciter chaque acteur à prendre ses responsabilités, dans son secteur, à l'instar d'un pays comme l'Espagne, qui a pris le taureau par les cornes, en mettant en place une loi cadre pour éradiquer le phénomène de la violence envers les femmes. Des agressions contre des femmes ont été commises par des groupes d'hommes, notamment, à Hassi Messaoud, Ouargla et M'sila. À quelles logiques obéissent ces violences, d'après vous ? Quelle analyse avez-vous développé sur ce sujet ? À mon sens, il s'agit de l'existence de plusieurs logiques à la fois : patriarcale, islamiste, autoritaire et antidémocratique. Je vous rappelle tout de même que certaines expéditions contre les femmes se sont produites suite à des prêches donnés par des imams, commis de l'Etat de surcroît, dans des mosquées. Au niveau de l'Observatoire nous n'avons pas fait d'études, sociologiques ou autres, sur le sujet. Il n'en reste pas moins que toute réflexion sera mise au point en temps voulu, si nos moyens nous les permettaient. L'Observatoire dispose de compétences à son niveau ; nos juristes, sociologues et psychologues, pour ne citer que ceux-là, sont à même d'assurer une certaine réflexion sur le phénomène des violences faites aux femmes et peuvent aussi assurer des formations au profit des acteurs étatiques en charge de la prévention de la violence.