Si les alouettes d'Assia Djebar étaient “naïves”, celles de Badr'Eddine Mili le sont certes tout autant, car lui aussi explore la problématique de l'engagement. Mais elles sont également désillusionnées et blessées. Dans le deuxième tome d'une trilogie consacrée à l'histoire de l'Algérie (de 1938 à nos jours), qui sort pour le 16e Sila, l'auteur s'intéresse à une époque où les mots sonnaient fort et les idées résonnaient loin… La fin du roman la Brèche et le rempart (2009), dans laquelle Badr'Eddine Mili écrivait “Stopha s'en retourna ‘chez lui', son nouveau chez lui, un monde sans frontières et sans maîtres”, laissait entrevoir beaucoup d'espoirs, nous rappelant même le fameux aphorisme dans Scarface (1983) : “le monde t'appartient”. Mustapha El-Hamdène alias Stopha aspirait à conquérir le monde, en rejoignant les bancs de l'université à Alger, avec des idées plein la tête et des espoirs qui lui embaumaient l'esprit et exaltaient l'âme, d'autant que le contexte lui était favorable : les premières années de l'Indépendance. C'est à cette période que s'ouvre le roman les Miroirs aux alouettes, deuxième volet d'une trilogie consacrée à l'histoire de l'Algérie (de 1938 à nos jours). On retrouve dans ce deuxième tome qui place le héros, Stopha, sur une période qui s'étale des années 1960 jusqu'à celles de 1980. Stopha, qui a traversé le miroir de l'enfance et de l'adolescence, s'est installé à Alger, dans un petit appartement (que ses amis et lui surnomment “le Pigeonnier”) qu'il partage avec Abdenour, en plein centre d'Alger. Dans ce nouveau monde différent d'Aouinet El-Foul (Constantine), il est confronté à une tout autre réalité. Stopha est enivré par le tourbillon de la liberté qui l'emporte et intègre tout dans sa spirale. Il assistait dans cet Alger des années 1960 à un bouillonnement d'idées, où toutes les tendances étaient admises. Il découvre de nouveaux amis, s'engage dans l'action militante et débat aux côtés de ses camarades à l'esprit rebelle et aux idées divergentes de l'avenir du pays. Certains déclaraient avec enthousiasme que “le socialisme c'est l'indépendance plus la justice sociale”, et s'en allaient dans des tirades et des monologues au “Pigeonnier”, à l'Université, dans les salles de cinéma… et dans tous les lieux publics qui devenaient des espaces d'expression et de libre parole. Au milieu de ce monde qui change et évolue, Stopha – et même s'il suit le “Frère Militant” (Ahmed Ben Bella) et le “Grand Frère” (Houari Boumedine) — conserve sa lucidité et constate qu'en “ces temps teintés de rose [qui] attiraient les opportunistes de tout crin…”. Dans les dernières pages du roman (partagé en deux grandes parties : “Au pays du Frère Militant” et “Voyage dans les miroirs du Grand Frère”), Stopha écrit une lettre à son ami, exilé, Sirhan, et parle ouvertement de “l'échec du socialisme” et de la fin des utopies dont ils avaient longuement débattus. Un mea-culpa, une mise en abyme qui pose les jalons du troisième volet de la trilogie, les Passions maudites (à paraître en 2012). Si l'auteur est moins enthousiaste et plus grave, il renoue avec son style éclatant et la verve de son premier roman. En plus de sa grande maîtrise de la narration, il propose un récit où l'histoire devient l'objet. Le romancier installe également une connivence entre l'auteur lui-même et son narrateur omniscient (bien qu'extradiégétique puisqu'il utilise le pronom “il”). Badr'Eddine Mili qui écrit avec pudeur s'interroge sur la notion de l'engagement où résonne l'écho d'une douleur, celle d'une génération qui s'est laissé emporter par un idéal de socialisme et de justice, mais qui a fini par réaliser qu'une idée, aussi noble soit-elle, peut être pervertie et détournée. Les Miroirs aux Alouettes est un roman sur l'échec d'une utopie, et même s'il est commun que les “amours déçues sont les plus cruelles”, Badr'Eddine Mili se montre indulgent. Cependant, sa douleur n'est ni feinte ni voilée. C'est une blessure béante qui nourrit son imaginaire et aiguise sa plume. Les Miroirs aux Alouettes de Badr'Eddine Mili, roman, 227 pages, éditions Chihab. 600DA. L'auteur dédicacera son roman, demain à partir de 15h, au stand des éditions Chihab, au Sila.