Le deuxième souffle appartient à ceux qui croient à la vie au lieu de s'accrocher coûte que coûte à elle. L'Africain est de ceux-là, et ceux qui se frottent au continent ne peuvent plus le quitter. Pour celui qui a lu Yasmina Khadra, il trouverait cet auteur déroutant. À ses débuts, se contentant de polars ayant pour cadre son pays avec la petite mafia qui vient de faire ses débuts avec Double blanc, il passe aux Hirondelles de Kaboul et à L'attentat, à mon avis son meilleur livre, en passant outre à ses règlements de compte avec ses détracteurs de la critique française après qu'il se soit dévoilé devant Bernard Pivot : “L'écrivain”. Ses comptes réglés, l'auteur se met à son écriture, et chaque production met en avant un écrivain imaginatif avec une maîtrise du verbe et de la langue magistrale. Même si n'ayant rien à prouver, si ce n'est sa capacité à dépasser, pour faire un pied-de-nez à ceux qui lui tiennent rigueur de son passé. Mais le passé est “avant”. Avant que Jessica ne le laisse pendu comme ce tamis oublié à être utile au moins une fois, juste pour participer à ces fêtes festives qui arrivent rarement mais qui durent dans le temps. Si le sacerdoce n'était pas pavé d'embûches ! Il arrive, inéluctablement, que l'on passe un jour de son existence à la vie. Cette phase se manifeste différemment, mais la plus connue et surtout la plus belle prend le déguisement de l'amour. Le seul hic est que cet amour prend aussi l'apparence d'une plante qu'il faut entretenir, bichonner, à défaut d'avoir une main verte. Et cette plante qui irradie de lumière et fournit l'oxygène vital aux palpitations du cœur s'appelle Jessica. Pour une raison encore inconnue des poètes et des scientifiques, il arrive que la plante, sous l'apparence de ses couleurs factices, languit d'autre chose que le sempiternel “Je t'aime, mon amour”. On peut résumer ainsi cet amour avec Jessica, rencontré lors d'un séminaire dans une brasserie parisienne. Après l'intermède d'un grand amour, la présence du couple devient platonique d'un seul côté. Jessica n'est plus cette plante merveilleuse, aux mille éclats qui illuminent le foyer quand les deux, le couple, se donnent rendez-vous chez eux. Elle n'occupe plus le terrain de la discussion, ni sa place au lit. Kurt, le mari, le sent mais ne comprend pas. Jessica, comme vidée de son esprit, n'est plus qu'un corps qui répond à des automatismes ordinaires de la vie de tous les jours. Ce changement brutal et improvisé lui est incompréhensible, lui doutait de son charisme mais qui fut victime d'un coup de foudre. Médecin installé, Kurt Krausmann est réglé comme un métronome, il ne pense qu'à une chose : rentrer vite et retrouver Jessica qui l'attend. L'idylle ne fut que de courte durée. Sa plante ne lui fait plus le printemps, il la voit dépérir et s'éloigner en même temps de lui sans comprendre. Dans le froid allemand où la solitude reste la seule compagne dans ces contrées, l'auteur préfère retarder son retour à la maison d'autant que sa femme, depuis quelque temps, rentre, aussi, tard. Sauf ce soir-là où il l'a trouvée, toute habillée, dans la baignoire… morte. Suicide d'après le rapport d'autopsie. Le cauchemar ne fait que commencer et vint la galère. Accompagnant son ami Hans, versé dans l'humanitaire, Kurt le médecin pense ainsi oublier Jessica. Ils sont enlevés par des pirates au large de la Somalie où la “topographie du malheur” se montre dans sa nudité la plus totale. L'auteur raconte sa captivité et décrit ses ravisseurs sans acrimonie, avec une précision de chaque détail, chaque comportement comme si on y était. Blackmoon, cet à peine adolescent qui regarde les mots d'un livre pendant des heures, avec des lunettes sans verres, ou Joma, tombé d'on ne sait d'où. Brute mais aussi poète. Et il y a les autres, parachutés par la misère et l'appât du gain dans une région où le désordre est roi. En attendant que la rançon soit payée, Kurt se plonge dans la vie d'avant en se remémorant ses journées ordonnées, son confort du temps de Jessica. Mais au fil des jours, il finira par s'habituer sans encore s'identifier à ce continent, à sa misère jusqu'au désespoir ou presque, car il fait la connaissance du docteur Eléna Juarez qui travaille pour la Croix-Rouge. Avec elle, il découvre que les Africains sont “des gens étonnants”, différents de l'image répercutée par les médias. Hors la guerre, l'Africain est un homme avec ses rires et ses angoisses. Le deuxième souffle appartient à ceux qui croient à la vie au lieu de s'accrocher coûte que coûte à elle. L'Africain est de ceux-là et ceux qui se frottent au continent ne peuvent plus le quitter. Livre d'actualité, admirablement écrit et une trame sans faute, L'équation africaine, qui n'est finalement pas aussi difficile à résoudre, permet de façon magistrale à Yasmina Khadra d'avoir un pied dans la littérature universelle, sans frontières.