Terrible exercice que de parler de quelqu'un au passé simple ou au mode posthume. Surtout quand il s'agit d'un “oulid el-houma'', un enfant du quartier dont on croisait la silhouette au quotidien. Djamel Keddou n'est plus. Coup de sort terrible et prévisible, l'ex-international a tiré sa révérence. Bab El-Oued et, au-delà, les terres “usmistes'' et l'Algérie du football le pleurent à chaudes larmes. “Djamalou'', comme on l'appelait affectueusement au bas des Trois-Horloges, était plus qu'un “oulid el-houma''. C'était un juste, un homme avec un grand “H''. Il était la bonté personnifiée. Je perds — nous perdons — un nom emblématique de Bab El-Oued. Jusqu'à l'été dernier, le bruyant et coloré quartier s'était habitué à cette silhouette joviale et longiligne qui conférait aux lieux une allure de sport. De sept ans mon aîné, “Djamalou'' a imprimé, une cinquantaine d'années durant, son empreinte à Bab El-Oued. De la place Lelièvre, où il avait appris les rudiments du foot, à la place de Provence et de la rue des Moulins à l'avenue des Consulats, Djamel a trôné sa silhouette de “Bab El-Ouedien'' pur authentique. Djamel a aimé Bab El-Oued, et Bab El-Oued l'a adopté pour la vie. Adolescent, je le voyais arpenter les rues du quartier avec son physique de citadelle digne des défenses les plus hermétiques. Journaliste, j'éprouvais un plaisir fou à discuter quotidiennement avec lui. Ses connaissances et son objectivité éclairaient ma lanterne et nourrissaient mon background de journaliste en herbe, soucieux de bien débuter dans le métier. Postérieurement, je lui dois beaucoup. Je lui dois de m'avoir appris à bien “refaire le match'' comme dirait notre confrère français, le très provincial Eugène Saccomano. Tel un rituel, cela se passait au seuil du café de l'Equipe. Là où, à longueur d'année, la “tchatche'' footballistique avait des allures de rédaction sportive. En cela, je lui suis reconnaissant. Je ne le remercierai jamais assez de m'avoir pertinemment conseillé, moi qui étais si rétif à l'exercice pénible du commentaire de match. Lorsqu'une nièce – Amel Bouzerara pour ne pas la nommer – m'a téléphoné, hier, pour m'annoncer la triste nouvelle, mes yeux n'ont pas résisté à la peine d'une larme. Depuis août dernier, je savais “Djamalou” épuisé par la maladie, je le savais souffrant. Mais j'étais loin de penser que lui le robuste, lui la citadelle infranchissable de l'USMA et des Verts, allait nous quitter brutalement. À la fleur de l'âge, à la veille de son 60e printemps. La dernière fois où je l'avais vu, c'était, voici quelques années, à la faveur d'un tournoi dédié aux jeunes à Tremblay en France, en banlieue parisienne. Organisateur de l'opération, Abdelkader Drif l'avait invité à accompagner de talentueux bambins du quartier de l'Appreval (Kouba). Comme toujours dans ce genre de circonstances pénibles, l'homme qui vous quitte se rappelle à votre souvenir au travers d'images multiples et diverses. Contre toute attente, des clichés du défunt se mettent à tourner, tel un “diapo”, dans votre mémoire. De “Djamalou”, la mienne en garde plusieurs. La plus forte date de trente ans. Flash-back : nous sommes en juin 1981, j'ai 22 ans et “Djamalou” 29. Après plusieurs essais infructueux, l'USMA vient de mettre enfin la main sur Dame Coupe. Cela se passe dans le stade flambant neuf de Sidi Bel-Abbès lors de la première finale disputée hors d'Alger. Les “terres usmistes” sont en effervescence. Bab El-Oued, La Casbah, Soustara brûlent d'envie de voir de si près ce trophée qui a tant fui les Rouge et Noir. Cette coupe qui a “tourné le dos” à une génération talentueuse d'“Usmistes” (El-Okbi, Bernaoui, Meziani, Guitoun, etc.). Aux confluents du boulevard de Provence, de l'avenue des Consulats et de l'avenue Durando, une foule des grands jours célèbre le mémorable instant. Elle danse au rythme de “tubes” footballistiques qui ont fait le succès de la galerie “usmiste” et lui ont valu – dans la bouche des adversaires mouloudéens – l'appellation de “messamâa”, ces orchestres féminins très prisés dans les fêtes familiales. Il est minuit passé. Cela fait quatre bonnes heures que Djamel Keddou recevait, en capitaine rayonnant, le trophée des mains du président Chadli. Le “bouche à oreille” – comme disait notre (défunt) doyen Mokhtar Chergui, un “Usmiste” lui aussi – commence à faire son œuvre. Les vainqueurs viennent d'embarquer de l'aéroport d'Oran à bord d'un avion régulier “retardé”. Chacune des “terres usmistes” veut être le premier point de ralliement des vainqueurs. Qui de Bab El-Oued, La Casbah ou Soustara accueillera le premier Dame Coupe enjolivée de rubans satinés rouge et noir ? Et si le bus transportant les vainqueurs transitait – sens de l'itinéraire oblige – par Soustara avant de “descendre” vers Bab El-Oued ? Les questions fusent mais sans réponse. Les premières lueurs de l'aube éclairent le ciel de Bab El-Oued. Aux environs de 3h du matin, une immense clameur se lève. Du haut de l'avenue Durando, un bus blanc “griffé” Mercedes-Benz slalome, tel un escargot, entre la foule. Il lui faut une bonne demi-heure pour atteindre, sur un tronçon de trois cents mètres, la station de bus Provence. Installé à l'avant du bus, chapeau de cow-boy vissé sur la tête, le “capitaine Djamel” arbore fièrement le trophée tant désiré. Le voici qui charme Bab El-Oued en attendant de continuer son périple triomphant vers Soustara et La Casbah. Avec Mohamed Benkhaoula – “Moh yeux bleus” pour les intimes –, Abderrezak Bekkai et Saïd Tamar, j'essaye de me rapprocher du bus. Histoire d'apprécier le trophée de si près. Peine perdue ! Nous nous rattraperons quelques jours plus tard à la faveur d'une fête familiale sur une terrasse du 1, bd de Provence (Basta-Ali). Dame Coupe est là, trônant, majestueuse, sous les yeux d'El-Hachemi Guerrouabi. “Usmiste” lui-aussi, le maître du chaâbi s'en donne à cœur joie, dopé par le succès tant attendu. Ce soir-là, il n'entonnera pas Wachan hada ya aajaba el assima zhat el-youm, son tube à la gloire du club de son cœur. Cérémonie de mariage oblige, il interprétera un répertoire propice au moment. En guise d'entrée en matière, une superbe Noubet soltane, la touchia que Djamel Keddou, présent pour la circonstance, aime tant. Comme il a aimé le cheikh du chaâbi et “déguste” sa voix mielleuse jusqu'au soir de sa vie. Adieu “Djamalou”, adieu le footballeur talentueux, adieu l'artiste, adieu le bon. Y. Z.