Dans cet entretien, ce spécialiste aborde l'état de la société civile, les attentes des jeunes et la nécessité d'une nouvelle gouvernance locale beaucoup plus participative et beaucoup plus efficace pour répondre aux besoins du développement local. Liberté : Vous qui avez toujours été attentif aux frémissements du mouvement associatif algérien, quel état des lieux vous en faites ? Ammar Belhimer : Bonne et pertinente question qu'auraient dû se poser, en guise d'exercice de légistique, les rédacteurs du nouveau texte de loi régissant le mouvement associatif. Qu'est-que qu'ils auraient constaté ? Que malgré le recensement de 75 syndicats qui exercent dans des conditions inégales, la conception patriarcale de la gouvernance empêche le pouvoir de s'adapter au concept de partenariat universellement admis. Ce partenariat ayant naturellement pour corollaire indispensable le pluralisme syndical, c'est l'hégémonisme de l'UGTA qui est mis en cause ici. Un hégémonisme d'autant plus marqué que le chef de l'Etat lui-même a ouvertement exprimé sa préférence pour l'UGTA dans son discours du 23 février 2005. Dans ces conditions, le mouvement syndical ne peut objectivement faire face aux effets de la privatisation, du désengagement de l'Etat de la sphère économique, de la flexibilité du travail sur sa tonalité ; ces facteurs réunis ont réduit le taux de syndicalisation dans des proportions significatives. Dans la reconfiguration du champ syndical, reproduction des comportements et permanence des réseaux profitent largement – pour l'instant du moins – à l'UGTA. Dans le patronat, atomisation et clientélisme régissent la multitude d'organisations – elle est, in fine, l'expression, d'une large palette d'intérêts privés qui cohabitent autour d'une diffusion hiérarchisée de la rente. Un triptyque revendicatif anime tous les syndicats patronats sans parvenir à les unifier organiquement : le foncier, la fiscalité et le crédit. Elle est assurée par des stratégies de clientélisme et de gravitation autour des centres de pouvoir. Quels enjeux se profilent derrière le foisonnement des associations ? L'Algérie compte 81 000 associations agréées à ce jour. Elles étaient 30 000 en 1992, 58 000 en 2001, 75 000 en 2003 et 78 000 en 2005. Les recherches disponibles mettent en avant trois enjeux particuliers : politique (maintien de relais dans la société), de représentation (pour absorber une contestation sociale de plus en plus généralisée et parfois violente) et de gestion (pour pallier les carences de l'Etat). À l'intérieur de ce “pluralisme contrôlé” agissent trois types d'associations : administratives (elles succèdent aux anciennes organisations de masse et sont particulièrement actives en périodes électorales), partisanes (relais notamment des partis d'obédience islamiste) et utilitaristes (elles captent toutes sortes d'opportunismes). Elles se particularisent par leur gestion opaque : l'ancien ministre de l'Intérieur et des collectivités locales, actuel vice-Premier ministre, avait souligné que “95% des associations agréées n'ont jamais présenté le rapport officiel sur leurs activités tel que prévu par la loi”. “La majorité d'entre elles n'ont jamais présenté leur rapport financier”, de son propre aveu. 81 000 associations et toujours pas de société civile, pourrait-on déplorer. Toutes ces associations peuvent être qualifiées d'associations “de collaboration et d'allégeance au pouvoir”, mais elles sont parfois débordées par les associations “de contestation”, à l'image de la LADDH pour les droits de l'homme ou du RAJ pour la jeunesse. Quels enseignements tirez-vous de vos déplacements à l'intérieur du pays dans le cadre des préparatifs des Assises du développement local organisées par le Cnes ? L'exercice de saisine date d'une décision du 2 mai 2011 qui porte sur “une concertation nationale”. Le dictionnaire associe le verbe se concerter à “s'entendre pour agir ensemble”. Comment agir ensemble dans un moment historique où les Algériens ont besoin de s'écouter et de renoncer à la violence, pour rendre irréversible le processus de réconciliation ? L'écoute requise est organisé en trois paliers : - Au niveau des exécutifs pour faire le point du développement local en termes d'impact des programmes d'investissement consentis par l'Etat, d'une part ; de modalités, ciblage et stratégie de prise en charge de la demande sociale et des attentes de la population, d'autre part. - Au niveau des élus ensuite pour, notamment, évaluer les relations élus-population avec focus sur le mouvement associatif, les rapports élus-administration et les limites et contraintes organisationnelles et de fonctionnement des collectivités locales. - Au niveau de la population, des différentes forces sociales et courants d'opinion. Ont été associés à l'exercice : le mouvement associatif incluant de manière privilégié les différentes formes de représentation de la jeunesse, les organisations syndicales dans la diversité de leur représentation (y compris les syndicats autonomes et émergents), les élites locales (notamment celles rattachées au réseau académique), les notables locaux et autres leaders d'opinion, les représentants des mouvements de promotion de la culture, des loisirs et des sports. On dit que ces rencontres visent à gagner du temps pour un pouvoir apeuré des risques de l'effet domino du Printemps arabe, quelle lecture vous en faites ? Dans le contexte historique particulier que traverse notre pays, l'exercice qui s'achève ces jours-ci vise à panser et à soigner – dans le prolongement de la politique de réconciliation nationale – les lignes de fracture ayant affecté la société, d'une part, ses rapports à l'Etat, d'autre part. Ce faisant, il contribue à consolider le front intérieur à un moment de fortes tensions et menaces extérieures immédiates (régionales) de fragmentation sociale et territoriale. Cela suppose que l'exercice soit accompli par les parties en présence de bonne foi, hors de toutes «hégémonies de vues”. En d'autres termes, il ne s'agit pas de faire le procès de qui que ce soit mais d'asseoir les termes d'un accord en vue d'une action concertée. Dans le même temps, il convient de “s'écarter des rencontres alibis, de la routine, de la vision bureaucratique, ainsi que de toute hégémonie de vue des pouvoirs publics”. Il s'agit d'une “ingénierie de contact direct” qui implique “d'être en mode écoute optimum de sorte à élargir le spectre de réfraction de la parole restituée à toutes les populations cibles répertoriées”. Sur la manière de conduire l'exercice, il faut reconnaître au président actuel du Cnes un sens consommé de l'expertise et des convictions réformatrices propres. Liberté : Le CNES n'outrepasse-t-il pas son statut consultatif ? Le communiqué du Conseil des ministres du 28 août dernier comporte deux longs paragraphes qui explicitent la saisine du Cnes sur le développement local et les attentes des populations : il est explicitement attendu de lui qu'il anime un “large débat national” pour aboutir avant la fin de l'année en cours à “des Assises nationales sur la gouvernance du développement local”. Suivent deux instructions majeures qui indiquent que les conclusions de ces assises seront partie intégrante du “programme national de réformes” et que le gouvernement est “comptable de leur mise en œuvre”. Les observateurs avertis ont, par ailleurs, souligné la mise en perspective historique inédite des réformes politiques projetées par le président de la République, puisqu'il s'agit de “faire progresser davantage le système politique démocratique et pluraliste que les Algériennes et Algériens ont institué voilà deux décennies”. La référence à 1990 est lourde de signification. De même qu'il convient de rouvrir le dossier de la réforme de l'Etat mis sous le coude du conservatisme depuis sa publication en juillet 2001. Le rapport général du Comité de la réforme des structures et des missions de l'Etat avait inscrit au cœur de cette action les collectivités territoriales et l'administration locale. Plus spécifiquement le comité avait envisagé une “décentralisation et déconcentration au service de la démocratie locale”. Ont fait l‘objet d'un soin particulier : le nouveau cadre directeur de la réforme de l'administration locale et des collectivités territoriales, l'affermissement du rôle de l'Etat et de la place de ces collectivités et l'organisation, et le fonctionnement des circonscriptions déconcentrées de l'Etat. Selon vous, en écoutant les jeunes au niveau des communes, des daïras et des wilaya, notamment au niveau du sud du pays, leur préoccupations sont-elles prises en charges ? En fait, que pensent-ils de la corruption dans le pays ? Les jeunes expriment des besoins, pressants, récurrents et légitimes, à une formation de qualité, à l'accès aux connaissances, à des emplois et au respect. Ils sollicitent leur plus grande implication dans la vie économique, le bénéfice d'activités sportives et de loisirs (bibliothèques et salles de cinéma). Plus globalement, il convient de rechercher du lien social et des sécurités collectives qui consolident le “vivre-ensemble”. La perte de légitimité des pouvoirs publics, de leurs institutions ou représentation, la montée des communautarismes, des sentiments d'exclusion et d'injustice par endroits sont liés à l'accroissement des inégalités et des frustrations, au développement de la pauvreté. Ces facteurs participent au sentiment de distance des électeurs par rapport aux élus et de défiance à l'égard des institutions. Pensez-vous que les réformes proposées par le Président de la République suscitent de l'intérêt ? Elles suscitent certainement de l'intérêt, mais aussi beaucoup de tension. Je pense qu'elles sont fortement contrariées par un “cheptel politique” peu enclin aux visions programmatiques, les poids des habitudes, les résistances bureaucratiques et les intérêts sonnants et trébuchants que cachent certains “droits acquis”. Au cœur des enjeux est inscrite la construction d'un Etat visionnaire et développeur, unitaire et décentralisé, sans lequel aucun avenir n'est envisageable. Une des particularités institutionnelles de notre pays tient à l'absence de tradition nationale de l'Etat : il y a, historiquement, discontinuité de l'Etat. La fragmentation sociale et la dispersion du mouvement national ont nourri la crise de légitimité qui a affecte le nouvel Etat à l'indépendance. D'où la prééminence de la “légitimité révolutionnaire” sur la “légitimité rationnelle” et une sorte d'a-constitutionnalité et d'un système dans lequel le FLN parti unique apparaît comme une caution passive de l'appareil d'Etat. On parlera, à juste titre, de “constitutionalisme de crise” ou de “prothèse constitutionnelle”. Au final, il reste à donner de la légitimité aux institutions, à combiner démocratie représentative et démocratie participative, en confortant le principe de subsidiarité. A. H. (*) Docteur en droit à l'Université Paris V, auteur de plusieurs ouvrages, notamment La dette extérieure de l'Algérie : une analyse critique des politiques d'emprunt et d'ajustement