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Interview exclusive de Cesare Battisti pour Liberté
« Je ne veux pas rentrer en France, je suis bien ici»
Publié dans Liberté le 29 - 04 - 2012

Liberté a « chopé » Cesare Battisti, l'ancien activiste italien, à Rio de Janeiro, au Brésil. Notre correspondant l'a rencontré. Liberté publie aujourd'hui, en exclusivité, son interview. La seconde partie de l'entretien sera disponible sur le site dès demain matin.
Cesare Battisti, 58 ans, ex-militant italien d'extrême gauche, a obtenu la résidence au Brésil après que la Cour suprême du Brésil a rejeté son extradition vers l'Italie en 2011. Il a été condamné par contumace en 1988 à la perpétuité par la Cour de Milan pour un double meurtre et deux complicités d'assassinat, auxquels l'ex-activiste nie avoir participé. Il s'exile une première fois au Mexique où il entame sa carrière littéraire puis en France durant 14 ans où il y publie plusieurs Romans. Après que la France décide de l'extrader, il s'enfuit de nouveau au Brésil. Son dernier roman Face au Mur (Flammarion) raconte sa détention durant quatre ans et demi dans les prisons brésiliennes. Il y brosse aussi, à travers le récit de ses codétenus, un portrait dense et coloré du Brésil.
Rendez-vous est donné le vendredi 20 avril, à 17 h, dans un café du centre de Rio. Arrivé plus tôt pour repérer les lieux, je choisis finalement de m'installer dans le fond de la salle pour discuter au calme. Ponctuel, Cesare Battisti arrive à 16 h 59, je lui propose de se mettre à notre table, mais il refuse et préfère que nous nous installions sur la terrasse qui donne sur une rue grouillante et populaire. Le temps est lourd et la chaleur accablante, le brouhaha des voisins de table ne le perturbe pas une seule seconde. Nous passons la commande après avoir fait les présentations. Le vouvoiement le dérange, il demande à ce que nous fassions abstraction de cet usage. L'interview commence de façon décontractée, même si pour des raisons journalistiques les questions posées passent difficilement le filtre du vouvoiement.
Première partie :
Quels sont vos rapports avec les médias brésiliens ?
Il y a eu une intention de me discréditer et ça continue. Ce matin, j'ai découvert qu'un journal de Florianopolis disait que j'avais annulé une présentation à Sao Paulo pour le 26 avril, la maison d'édition a appelé pour vérifier et ils ont répondu que c'était une nouvelle diffusée par Agencia Folha (Folha de Sao Paulo). Ils ont clairement l'intention de me nuire. Une agence qui diffuse une info sans vérifier ses sources ce n'est pas normal. Il y a une certaine presse qui veut me créer des problèmes, ce n'est pas de la paranoïa, ce sont des faits. On a des amis, des ennemis, des complices et des adversaires. J'ai pris position, je dois m'attendre à avoir des détracteurs. C'est lâche, ils ont beaucoup de moyens et je n'en ai pas. Le journal Globo en revanche est resté neutre, et pour moi un journal qui reste neutre est en ma faveur. Il y a deux ou trois médias importants qui continuent à colporter des ragots de façon immonde.
Vous avez des relations au sein du pouvoir brésilien ?
Je n'ai aucune relation avec le pouvoir. C'est une autre intox. J'aimerais bien en avoir, du reste. Lorsque j'étais au Forum social de Porto Alegre, la presse avait affirmé que Tarso Genro (ancien ministre de la Justice du gouvernement Lula et homme fort du PT) m'avait souhaité bonne chance. Cela a contribué à répandre cette rumeur. Tarso Genro a toujours été contre moi, il ne partage pas mes idées politiques et si la décision ne tenait qu'à lui, je serais déjà en Italie à perpet'. Il ne fait qu'appliquer la Constitution, il l'a toujours affirmé. J'ai une relation d'amitié avec le sénateur Eduardo Suplicy (un des fondateurs du Parti des travailleurs (PT, gauche), personnalité influente du monde politique brésilien), même s'il est loin de partager mes idées politiques. Pour dire la vérité, je ne sais même plus qu'elles sont mes idées politiques… Suplicy a étudié le procès et a pointé les erreurs, il a été informé par des relations politiques au Mexique, en France et en Italie. Il connaît le procès beaucoup mieux que moi. C'est en connaissance de cause qu'il a décidé de me défendre. Mais si je demande un service au sénateur Suplicy, il m'envoie paître.
Vous avez des liens avec Lula ?
Lula ? Tu rigoles ? Il se garde bien d'avoir des relations avec moi. L'ex-président ne veut pas entendre parler de moi. Il a tardé un peu, mais il a appliqué la constitution. Il s'est bien renseigné avant de prendre une décision. Il a envoyé ses experts et ses conseillers un peu partout. Il était certain que personne ne pouvait prouver qu'il avait signé un acte illégitime. Lula ce n'est pas n'importe qui, c'est un homme qui a une stature internationale et un niveau de reconnaissance et d'estime tellement haut qu'il ne pourrait jamais prendre une décision simplement par relation. Quelle relation pourrait-il avoir ? Lula n'a jamais été communiste, il n'a jamais été anarchiste et encore moins révolutionnaire.
Mais c'est un homme de gauche ?
Lula est un homme de gauche. Il a un passé qui vient aussi de l'Eglise catholique. Il n'a jamais cherché à faire la révolution ici. Cela aurait été du suicide. C'est un grand chef d'Etat. Je le respecte comme je pourrais respecter Mitterrand. Cela ne veut pas dire que j'étais mitterrandiste. Je ne suis pas « Luliste » non plus. Mais je peux respecter un chef d'Etat qui fait de la politique sérieusement, il peut être de droite comme de gauche. Peu importe.
Lula a-t-il pris un risque, ne serait-ce qu'un risque diplomatique, en vous défendant ?
Un risque ? Mais il n'a pris aucun risque. Lula s'est renseigné en amont avant de trancher. Il n'a pas pris un seul risque. Zéro. Personne ne pourrait dire à Lula, papiers en main, vous vous êtes trompé sur Battisti. Il a appliqué la Constitution brésilienne à la lettre. Il a peut-être aussi appliqué quelques principes d'éthique. Un chef d'Etat de cette envergure ne prend jamais de risques. C'est un homme politique qui est capable de prendre une décision impopulaire s'il juge cela nécessaire. Comme Mitterrand l'a fait.
Ce sont les politiciens qui dirigent un pays comme on dirige une entreprise qui ne prennent pas de décisions courageuses. Ils prennent des décisions qui rapportent des voix. Ce sont des entrepreneurs, pas des chefs d'Etat. Ce n'est pas de la politique pour moi. Qui respecte ça aujourd'hui ? Personne. En politique, il faut être cynique quelques fois. C'est vieux comme le monde. Aristote en parle dans Démocratie.
Et dans le Prince de Machiavel ?
Ce sont déjà les premières distorsions de la politique. Machiavel introduit le cynisme. La fin justifie les moyens, ce n'est pas de la politique pour moi. C'est la première grande distorsion de la politique. Les moyens, c'est la fin. Il faut de l'éthique en politique. Pas de la morale, car cela a une connotation chrétienne, donc c'est déjà pollué. Je préfère parler d'éthique.
Est-ce que Chirac et Sarkozy ont bradé votre extradition pour des raisons électorales ?
Je ne dis pas cela. Je reprends des infos. C'est Globo qui a publié ça. La position de Sarkozy n'était pas assez ferme. En réalité, Je me suis senti utilisé par tout le monde. Je ne peux pas dire que Sarkozy était mal intentionné. C'est ce que dit la presse. Je ne peux rien dire de Berlusconi non plus. Je ne crois pas qu'il ait joué un rôle très important dans cette extradition, il s'en fichait complètement. S'il a pris position, c'est pour faire plaisir à l'extrême droite, une des composantes de son gouvernement. C'est avant tout un grand entrepreneur, pas un homme politique.
Hollande vous a rendu visite en prison ?
Oui, en tant que chef de parti. J'ai reçu des manifestations de solidarité de parlementaires français de droite. Ils disaient être contre mes idées, mais la souveraineté nationale étant au-dessus de tout ils n'acceptaient pas que la France manque à sa parole. J'ai reçu de la visite de plusieurs chefs de parti de l'époque, dont Hollande.
Si Hollande arrive au pouvoir vous pensez qu'il y aura un changement d'attitude à votre égard ?
Pour moi, ça ne change pas grand-chose. Je souhaite que la gauche gagne les élections. Je ne dis pas ça parce que j'ai quelque chose contre Sarkozy. Politiquement oui, on n'est pas du même bord. Je suis un homme de gauche et je souhaite que la gauche remporte les élections. Mais je ne pense pas que Hollande me fera plaisir, loin de là. Et à juste titre, un homme qui accède au pouvoir ne peut rendre service à personne.
Même pas à la parole de Mitterrand ?
Même pas. J'attends de Hollande ou de Sarkozy qu'ils appliquent la loi. Et la loi est de mon côté. La France me doit la naturalisation française parce qu'elle me la retiré illégalement. Nous avons fait un procès contre l'Etat que nous avons gagné. Maintenant, je veux qu'ils me rendent ce qui m'appartient. Cela ne veut pas dire, comme ont écrit certains médias, que je veuille rentrer en France. Non, je ne veux pas rentrer en France, je suis bien ici. Oui, mais si vous obtenez la citoyenneté française vous n'êtes plus extradable en Italie à partir de la France. Je ne suis pas tellement sûr de ça. Mais bon ce n'est pas le problème c'est une question de principe. Ils doivent appliquer la loi, c'est tout. De toute façon, je veux rester ici. Ce qui m'intéresse c'est le Brésil.
Vous allez demander la naturalisation brésilienne ?
Bien sûr. La naturalisation française c'est une question de principe et de loi, la naturalisation brésilienne c'est une question émotive, affective. Cela ne veut pas dire que d'ici dix ans je ne rentrerais pas en France, ma famille y vit. Aujourd'hui, je ne rentrerais pas, je pourrais peut-être faire un saut. J'ignorais que la nationalité me mettait à l'abri d'une extradition. Je ne me suis même pas renseigné à ce sujet. La presse locale a voulu diffuser une fausse information en disant « regardez il veut rentrer en France alors pourquoi voulez-vous le garder ? ». Je n'avais pas l'intention de rentrer en France pour y rester, je voulais simplement que la loi soit appliquée. Je pourrais y aller un mois ou deux, après tout, la moitié de la France m'a défendue et j'y ai de la famille.
Le mot errance revient très souvent dans votre dernier roman Face au Mur. Un errant va sans but précis, sans se fixer nulle part, mais c'est aussi une personne qui se trompe, qui est dans l'erreur. Vous vous reconnaissez dans ces deux définitions ?
Je n'avais jamais pensé que le mot errance pouvait englober l'erreur. Non, pour moi errer c'est plutôt ne pas avoir de pays, de langue, de patrie. C'est dans ce sens-là. Si la définition de l'errance c'est aussi d'aller sans but alors je m'excuse auprès des lecteurs, car j'ai utilisé ce mot de façon inappropriée. J'avais, et j'ai un but. J'étais une espèce de nomade, un apatride. Pas par choix, parce que les circonstances me l'ont imposé. C'est vrai que le but que je vise n'a pas besoin de pays, de nation ou de frontières. Ce ne sont pas les peuples qui ont créé les frontières. Les frontières ont été créées par ceux qui dominent, pas par les peuples. Tu es algérien ? Tu crois que la frontière de l'Algérie a un rapport avec l'anthropologie ? C'est géométrique, ce sont des lignes directes. Bon, c'est autre chose, on rentre déjà un peu dans ma façon de voir le monde et la politique.
Le mot errance veut dire que depuis 1981 j'étais obligé de me déplacer partout, de charger ma vie sur mon sac à dos, mais pas sans but. Toujours avec un but de justice et de légalité. Je suis profondément marxiste, mais pas comme on croit connaître Marx aujourd'hui. Je me demande combien de personnes ont lu le Manifeste du Parti communiste. Je pense que l'on ne peut pas construire la légalité sans la liberté, ce n'est pas un pays pauvre qui va construire le communisme, c'est un pays riche et avancé. Donc on n'a pas eu d'exemple jusqu'à aujourd'hui du communisme. On ne peut pas parler de communisme en Union soviétique ou à Cuba parce qu'ils ne pouvaient pas se le permettre. On peut parler de communisme dans les pays les plus développés où dans les social-démocraties qui arrivaient pas à pas à ce système. Maintenant, on arrive à une crise globale et à un recul de l'économie. On perd les bénéfices obtenus par la social-démocratie. Le communisme c'est la richesse et le bien-être pour tout le monde, ce n'est pas la pauvreté pour tout le monde. Pour donner un exemple idiot, je dirais que c'est voyager en Mercedes, pas en Coccinelle.
Vous vous êtes trompés aussi ?
Nous nous sommes tous trompés. On s'est trompé en faisant de la lutte armée dans des pays capitalistes avancés. On s'est trompé en appliquant des théories qui étaient faites pour être dépassées, on s'est trompé en créant des mythes, des légendes, des héros et on se trompe encore. Et quand je dis « on », je parle de ceux qui ont plus de pouvoir de dire « on ». En croyant que l'on puisse réécrire l'histoire comme ça. Les gouvernements successifs italiens on réduit les années 60-70 et une partie des années 80 à un paragraphe. Ça ne marche pas, la réalité finit toujours par tomber. C'est vrai que l'histoire est écrite par les vainqueurs, mais ils n'ont pas gagné. Ils ont gagné quoi ? Ils sont à genoux. Ils croient que le môme que j'étais puisse représenter les massacres qui ont lieu en dix ans en Italie ?
Lorsqu'ils ont déclaré qu'il n'y avait jamais eu de guérilla en Italie, ils m'ont sauvé. Aux yeux des brésiliens, cela a jeté un doute sur tout le reste. Il y a 4200 procès avec des milliers et des milliers de personnes. Je pense que le peuple italien ne mérite pas ça même ceux qui par ignorance peuvent croire à l'image qu'ils ont donnée de moi. Ils ne savent pas ce qui s'est passé il y a 30-40 ans. Même les politiques qui sont contre moi, ou contre l'histoire, sont convaincus que c'est la vérité. Comment peut-on cacher cette partie de l'histoire italienne ? Même Francisco Cossiga (ex-président de la République italienne, ministre de l'intérieur à l'époque des années de plomb) a reconnu que c'était une guerre et pour la gagner il fallait tuer, massacrer et torturer. Et s'il fallait le refaire, il le referait. Mais maintenant, la guerre est finie.
Le mensonge perdure parce que les mammouths de la politique italienne de l'après-guerre sont encore présents. Les noms des partis ont changé, mais les hommes sont encore là. Ils ont une responsabilité dans les massacres qui ont lieu. Tout ce qui vient du côté de l'Etat et de la fameuse stratégie de la tension on n'en parle pas. On parle d'une bande de quelques dizaines de bandits et d'assassins dont je serais le chef ? On veut faire croire qu'il n'y a pas eu de guérilla en Italie. Il y a eu des milliers de procès et des milliers de personnes condamnées. Ils peuvent dire ça à des personnes qui ne sont pas renseignées. Mais est-ce qu'ils pouvaient dire ça à Mitterrand ou à Lula ?
Je n'ai pas d'appui politique au Brésil ou en France et je n'en ai même pas besoin. J'ai plein d'amis, j'ai un boulot et heureusement j'arrive à payer mon loyer avec ça. Je ne sors pas, je ne fais pas la fête avec les femmes et l'alcool, je n'ai jamais mis les pieds à Copacabana.
Justement, il y a une photo de vous dans Paris-Match qui donne une image dorée de votre exil.
Cette photo a été prise sur la plage de Flamengo. Personne n'y va, c'est pollué, il n'y a que les pauvres qui y vont. C'est vrai que je n'aurai pas dû accepter ça. Mais pourquoi devrais-je vivre en fonction de la désinformation ?
Vous avez été piégé par la revue ? On a le sentiment que vous vivez la dolce vita au Brésil ?
Mais pourquoi ne pourrais-je pas vivre la dolce vita ? Certes, je n'en ai pas les moyens, mais ça, c'est mon affaire. Les bandits qui ont piqué des milliards peuvent être dans des grands hôtels et moi je ne pourrais pas être assis sur une chaise longue sur une plage où l'on ne se baigne pas ? Est-ce que je dois vivre en fonction de l'image que les professionnels de la désinformation ont créée de moi ? Si je ne vais pas à Copacabana, ce n'est pas parce que j'ai peur de la propagande des médias, c'est parce que je n'aime pas ce milieu-là, je n'aime pas la multitude, je n'aime pas le tourisme.
Cette photo ne correspond pas à votre personnalité, ni à la réalité de votre exil ?
Je n'ai jamais été dans une plage à Rio, j'ai été quelques fois à la plage dans un village de pêcheurs dans le sud de Sao Paulo où il y a un ami qui a une petite maison. Il n'y a pas de touristes et la bouffe est à 5 réais. Mais je n'ai pas à me justifier… Je ne vais pas vivre en fonction de la désinformation, car c'est une façon de me capturer, de me rendre prisonnier de cette image. Ils ont perdu juridiquement, ils ont perdu politiquement qu'est qui leur reste ? Ils veulent me détruire psychologiquement ? Ils n'y arriveront pas, car je ne suis pas tout seul. Ici, je n'ai jamais été un héros, ni un fortiche. Tout seul, on n'est personne. Heureusement, je ne suis pas tout seul.
De notre correspondant au Brésil, Mehdi Cheriet
Suite de l'interview demain sur notre site


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