L'expérience algérienne avec l'islamisme est particulière dans la mesure où notre pays a été vacciné contre les pathologies de celui-ci avant tous les autres. Le drame issu de ses dérives a été vécu par les Algériens dans la douleur la plus traumatisante qui soit. Les citoyens ont souffert et souffrent toujours de l'instrumentalisation de la religion à des fins politiques, un travestissement qui a induit des drames terribles, imputables aux dérives d'un parti qui s'attribuait une sorte de légitimité religieuse pour lui tout seul. Le traitement de choc qui lui a été infligé a cependant été payant car la politique éradicatrice a empêché le pays de tomber entre les rets de sa théocratie moyenâgeuse. On ne peut donc parler d'islamisme sans prendre ce paramètre en question : dans le subconscient de beaucoup d'Algériens, cette idéologie est liée au mal terroriste. Ceux qui ont les capacités de juger l'islamisme avec des outils économiques et politiques le tiennent en horreur, connaissant les périls qu'il peut engendrer, mais une majorité de ceux qui appartiennent aux catégories habituellement visées par son racolage lui font aussi, du moins au MSP, le reproche d'avoir fait partie du système dans le cadre de l'Alliance présidentielle et qu'il n'a pas à se débiner de ses responsabilités dans la crise. C'est donc une double salve qui vise le parti de Soltani, celle d'instrumentaliser l'islam et de tremper dans les affaires du système. Ces reproches ne peuvent pas être faits aux islamistes tunisiens, égyptiens et libyens qui n'ont jamais eu à gérer, à partager le pouvoir ni à tremper dans les magouilles du pouvoir. La déferlante islamiste dans ces pays-là s'explique donc par le fait que ces partis représentent encore des forces saines, non corrompues, avec une légitimité dans le discours et la forte présomption d'innocence que leur donnent les versets qui enrobent leur discours. Dans les autres pays arabes, l'angélisme islamiste n'a été entaché ni par le terrorisme ni par une collusion avec les dictatures, bien au contraire, il s'affiche en victime, ce qui lui donne “l'innocence” et la “pureté” dont il se réclame. En Algérie aussi les adeptes étaient des fidèles, qui s'évanouissaient à l'écoute des discours de Belhadj et de Abassi, tandis que Nahnah ou Djaballah suscitaient eux aussi un émoi renversant. La parole d'un Ghennouchi ou d'un Mohammed Khaïrat Al-Chater suscite une réaction fusionnelle, ce qu'aucun des islamistes algériens aujourd'hui ne peut réussir. L'éloignement de ces derniers de la mosquée les a sécularisés, en quelque sorte, l'espace profane de la rue, des places publiques, des stades et des salles des fêtes ou de réunion, les ayant éloignés des cœurs sans les rapprocher des esprits. Les discours de Benhadj et Abassi se faisaient surtout dans les mosquées, squattées par la force, arrachées au “taghout”, ce qui donnait à leur parole une aura spectaculaire. Les discours ressemblaient à des prêches, écoutés avec une dévotion quasi religieuse d'autant qu'ils se déroulaient dans un espace de piété et d'adoration. Les guides, respectueusement appelés “chouyoukh”, faisaient l'objet d'une sorte de vénération due à des surhommes, à des salvateurs, qui pouvaient exiger la mort et le don de soi, toute sorte de sacrifice. L'échec des islamistes s'explique aussi par le fait que la majorité des votants étaient des adultes d'âge mûr, les jeunes ayant majoritairement boycotté le scrutin. Cette catégorie s'est réfugiée dans le vieux rafiot du FLN, de peur que les barbus parfois sans barbe reviennent par la porte des urnes après être sortis par la fenêtre de l'éradication. Le vote sanction n'était pas un cadeau au pouvoir et encore moins un plébiscite pour qu'un cacique puisse s'en s'enorgueillir, et Ould Abbès de verser des larmes de joie. Cette victoire est plutôt un acte désespéré dans une parfaite connaissance de la déliquescence de ce parti et de l'ampleur de la crise. Le FLN a donc constitué l'unique refuge contre l'islamisme, l'ennemi principal, qui avec ou sans barbe brandit une même menace dans ses discours décadents. Ces votants n'avaient pas d'autre choix que ce sigle comme valeur refuge en temps de catastrophes. Ils n'avaient pas d'autre choix pour sauver le pays d'une dérive aussi périlleuse que celle de 1991. D'ailleurs, le FLN n'appartient à personne, certainement pas aux fossiles qui le squattent, et c'est plus pour les martyrs qu'il représente que pour certains fossiles qui le squattent qu'il a servi de réceptacle à un terrible appel de détresse. Les voix ne pouvaient donc pas aller à ces islamistes qui n'ont même pas la légitimité spirituelle ou historique des fondateurs de leurs partis ni la stature intellectuelle de véritables hommes politiques. Et encore moins un programme à la hauteur d'un pays. La majorité ne pouvait pas, non plus, aller à ces milliers de candidats hétéroclites, sans diplômes ni expérience qui osaient s'aventurer dans un domaine qui les dépasse, comme des charognards ou des maraudeurs après un séisme. Les menaces pesant sur le pays et les catastrophes qui le frappent ont exigé de beaucoup de vivre un dilemme, celui de voter non pas pour le candidat de son choix mais pour le sigle le mieux placé, dans l'espoir qu'un miracle advienne et que des trois lettres retentissent les voix blessées d'Amirouche et de Abane. Islamisme discrédité et sans ancrage Ainsi donc, cinq partis islamiques représentés par l'Alliance de l'Algérie verte (trois partis), le Parti pour la justice et développement (PJD) de Abdallah Djaballah et le Front du changement de Abdelmadjid Menasra n'ont obtenu que 59 sièges sur les 462 que compte la nouvelle APN. Ces formations politiques censées représenter l'islamisme politique n'atteignent même pas le score du RND (68 sièges) qui conserve le rang de deuxième force politique, acquis au scrutin de 2007. Malgré son effondrement dans de nombreuses régions du pays, l'Alliance de l'Algérie verte peut se consoler de gagner une troisième place qui ne lui donne cependant pas, avec 48 députés, le poids suffisant pour constituer une force au sein de la future Assemblée. Mais ces chefs de partis qui roulent en Hummer sans être contrôlés par le fisc jurent qu'il y a eu fraude et que les suffrages auraient dû être en rapport avec leurs pronostics déjantés. N'est-il pas content, ce MSP de n'avoir perdu que quelques voix par rapport au scrutin de 2007, alors qu'en 2002 Nahnah avait perdu la moitié des suffrages par rapport à 1997 ? Soltani prédisait 120 sièges pour une Alliance verte qui n'a cartonné que dans l'illusion de vendre des mirages ; tout comme Abdallah Djaballah, le plus modéré des islamistes radicaux, qui parle de fraude, lui aussi, incapable qu'il est de comprendre autre chose que son équation absurde disant que le passé est l'avenir du présent. Né en 1956, Djaballah a étudié les sciences islamiques en Arabie Saoudite dans les années 1970 avant de revenir en Algérie où il présidera une association appelée Al Jama'a Al-Islamiyya (Groupe islamique) créée en 1980. Gérée par des étudiants de l'université de Constantine, cette association avait pour principale activité de contrer les étudiants démocrates, taxés de laïcs ou de communistes, pour les discréditer. En 1988, Djaballah fonde une autre association, Rabitat Ad-Da'wa (Ligue de la prédication) dont le prosélytisme prenait parfois des formes musclées. En 1989, le fougueux personnage s'installe ouvertement dans le champ politique et fonde Harakat An-Nahdha Al-Islamiyya (Mouvement de la renaissance islamique, MRI ou Ennahda) qui remporte 34 sièges aux législatives de 1997, avec un discours proche du FIS. Son ton acerbe et son caractère autoritaire ne valent pas à Djaballah que des adeptes, car en 1998 la majorité des membres de sa formation décide de l'exclure, désapprouvant également son refus de s'associer au gouvernement pour éventuellement obtenir quelques portefeuilles ministériels. Djaballah ne baisse pas les bras et décide de se présenter aux élections présidentielles de 1999 en tant que candidat libre mais il se retire de la course. En 1999, il fonde un nouveau parti, le Mouvement pour la réforme nationale (Islah – MRN) qui, à l'issue des élections législatives de 2002, deviendra la troisième force politique du pays, devant Hamas, avec 43 sièges. En 2004, il se représente aux présidentielles et obtient 5% des voix. En 2007, les ennuis reprennent car de nombreux militants lui dénient le droit de se présenter aux élections législatives, son mandat de président ayant expiré en 2004 sans qu'il daigne tenir le congrès national pour le renouveler. En avril 2007, il est encore exclu du parti qu'il avait fondé, laissant tous ses fidèles derrière lui. Mû par une impatience d'arriviste et l'assurance hautaine d'un zaïm, il ne cesse de papillonner tout en croyant que pierre qui roule amasse mousse, contrairement à l'adage. Sa nouvelle formation, le Parti de la justice et du développement (El-Adala), n'est agréée qu'à deux mois des dernières élections mais il se prédit des scores qui donnent le tournis. Comme tous les autres, il tombe du haut de ses prédictions fantaisistes, lui qui racolait les anciens du FIS, croyant qu'ils se comptaient par millions. Abdelmadjid Menasra, ce faux cool se revendique de Nahnah tout en draguant les anciens du FIS, croyant lui aussi qu'il suffit d'un sigle islamiste pour recueillir des bulletins par millions. Peut-on impunément occuper le poste stratégique de ministre de l'Industrie sans rendre compte au peuple de ses réalisations et prétendre fonder une force politique importante ? Transfuge du MSP en 2009, il crée le Mouvement pour la prédication et le changement, qui sera officialisé en 2012 sous le nom de Front du changement avec comme prétention de sauver l'Algérie par le renforcement de la langue arabe et de “l'identité islamique” ! Menasra dénonce les “scandales du siècle” dont l'affaire de l'autoroute Est-Ouest, oubliant que cette dernière a surtout éclaboussé son ami Ghoul, ministre des Travaux publics, appartenant à sa première formation, le MSP. Il ajoute aussi qu'“un tiers des députés issus de l'APN sortante sont poursuivis en justice”, des indélicats qui appartiennent en majorité à l'Alliance présidentielle qui compte beaucoup de ses anciens amis. Menasra a raison de stigmatiser le recul économique du pays, mais n'a-t-il pas été ministre de l'Industrie et de la Restructuration à partir de 1997 au sein du gouvernement d'Ouyahia qui mettait des cadres en prison, démantelait les outils de production et les bradait ? Il devrait d'abord rendre des comptes de ses réalisations dans le cadre de ce mandat et surtout de dire s'il était le mieux placé des Algériens à occuper ce poste stratégique. Créée pour participer aux élections du 10 mai 2011, l'Alliance verte est la première initiative algérienne du genre, en tout cas une initiative qui n'est pas morte dans l'œuf comme certaines alliances composées par les démocrates et dissoutes prématurément. Pour une fois, le pragmatisme des islamistes les met au-dessus des querelles de chapelle et surtout de ce zaïmisme qui a fait beaucoup de dégâts dans la classe politique nationale et que l'abstention populaire a sanctionné aussi sévèrement que les auteurs de la crise économique et sociale. Mais cette alliance n'a pas changé la donne islamiste, dont les scores attestent d'un recul pour toutes les formations sans exception, y compris pour le FLN qui ne se doit pas de pavoiser comme d'une sanction positive. Le contexte national est marqué par une désaffection générale pour la politique, notamment chez la jeunesse gominée d'aujourd'hui qui ne prêterait pas une oreille aux plus redoutables des prêcheurs. Ali Benhadj, le numéro deux du FIS, l'a d'ailleurs expérimenté à Alger, l'hiver passé. Là sont des signes des temps, que les leaders du MSP, de l'Algérie verte, du PJD et du Front du changement n'ont pas su digérer, loin qu'ils sont des réalités politiques, économiques et sociales du peuple. La formule magique de la charia ne fonctionne plus, en dépit du dopage issu d'Ankara et du Qatar. Périmée. (À suivre) A. E. T.