Cinq écrivains, issus de pays qui ont subi la douloureuse parenthèse de la colonisation (se) racontent, et exposent leur rapport au passé qui hante leur plume au présent. Dans le cadre des Rencontres d'Alger “Esprit Frantz Fanon", organisées, du 1er au 10 juillet, par l'Agence algérienne pour le rayonnement culturel (Aarc) et les éditions Apic (sous le patronage du ministère de la Culture, dans le cadre des festivités du cinquantenaire de l'Indépendance), la villa Abdeltif a abrité, vendredi dernier, une rencontre avec cinq écrivains : Githa Hariharan (Inde), Jean-Luc Raharimanana (Madagascar), Tierno Monénembo (Guinée), Eugène Ebodé (Cameroun) et Smaïl Yabrir (Algérie). La singularité de cette rencontre se situe dans son idée, qui consiste à mettre en correspondance ou en échos le travail littéraire des auteurs participants avec l'œuvre de Fanon. Le point de départ ou la mise en abime était un extrait des “Damnés de la terre", selon lequel “il ne suffit pas de rejoindre le peuple dans ce passé où il n'est plus". Un point de départ qui a permis aux auteurs de partager leur vision de l'écriture et surtout leur rapport au passé colonial, et donc douloureux, de leurs pays. Pour eux, le passé est un matériau qu'ils façonnent et modèlent pour (se) raconter. Githa Hariharan a estimé que “l'intérêt du passé, pour un écrivain, est une problématique complexe. J'ai plusieurs passés, et la relation qu'il y a entre eux n'est pas forcément pacifique". Pour elle, “l'écrivain utilise plusieurs passés, qui passent, donc, par la mémoire de l'écrivain et des siens, et qui s'active par les souvenirs. La mémoire va de paire avec l'oubli car l'acte de mémorisation est un acte politique : on choisit ce dont on se souvient". Jean-Luc Raharimanana a commenté un diaporama d'images d'archives, relatives à la Révolution malgache contre la colonisation française. L'auteur de “Nour 1947" (sorti il y a quelques jours aux éditions Apic dans la collection “Résonance", a soutenu que l'une des plus importantes leçons de Fanon a été de nous dire “regardons d'abord la réalité coloniale, et ensuite, on verra comment on pourrait analyser tout cela". Partant de cette leçon, Jean-Luc Raharimanana a entrepris avec le photographe malgache, Pierrot Men, un travail de collecte de témoignages des victimes des massacres de Mars 1947. Ce travail trouve son origine dans une interrogation “essentielle" : “Comment faire en sorte de réhabiliter la parole des témoins ?", car beaucoup de voix remettent en cause ou décrédibilisent les récits historiques. “Avec Pierrot Men, indique M. Raharimanana, nous sommes revenus à l'est de Madagascar, à la rencontre des témoins qui ont vécu les traumatismes. Et le pari était de faire en sorte que les témoignages soient incontestables. Finalement, c'est le côté artistique qui a fait que les témoignages soient incontestables". L'auteur malgache soulignera, à la fin de son intervention, que sa rencontre avec les victimes qui voulaient s'assurer qu'il n'était pas porteur de “haine" vis-à-vis du passé et lui demandaient ce qu'il allait faire de leurs témoignages, lui a également appris qu'“un témoignage ne se prend pas, il se transmet". Les liens entre l'histoire et la fiction ont été abordés par Tierno Monénembo. Il a considéré que “la mémoire (était) forcément plurielle. D'ailleurs, cette idée de transversalité revenait souvent chez Fanon. Et même si elle est figée dans le temps, la mémoire est mouvante". La fiction, pour le Renaudot 2008 (pour “le Roi de Kahel") permet d'alléger l'histoire “pour des raisons esthétiques et un besoin de construire sa propre histoire", afin de “rendre la réalité supportable". Eugène Ebodé soutiendra que “l'histoire est si lourde que quelquefois nous prenons des biais pour la raconter. Les traces restent. Elles sont lourdes et pèsent encore mais nous devons transmettre la transformation". Sa réflexion porte donc sur la manière de transformer l'histoire et la réalité dans la fiction. Le passé continue, donc, de hanter les écrivains mais n'est ce pas l'essence même de la littérature : dire ce passé qui nous habite, qui nous abîme et qui nous remue. S K