Si elle ne rompt pas totalement avec les codes durs de sa société, Hasnia est tout de même une femme libre et anticonformiste, littéralement possédée par la musique extatique des diwanes-gnawa. Une pionnière dans le jeu sur le goumbri (un instrument réservé aux hommes), une multi-instrumentiste virtuose, une femme marginale et créative. Ce qui frappe en premier chez Hasna El-Bécharia, née au tout début des années 50, c'est sa force de caractère. Un caractère bien trempé. Celui d'une artiste hors du commun, qui garde jalousement la tradition des diwanes-gnawa, héritée de son père, lemqedem Salem. Celui d'une femme également, libre et anticonformiste, qui s'est battue pour exister. Son capital est son énorme talent. Mais derrière le personnage calme et pondéré qui exsude une grande sérénité, se profile une femme qui a parcouru les chemins sinueux de la vie, qui s'est construite dans la joie mais bien souvent aussi dans la douleur. “Hasna ne s'est jamais soumise aux lois des hommes dans une société dure et conservatrice. Sa liberté qu'elle place au-dessus de tout a beaucoup dérangé, mais a construit ce qu'elle est. En ce sens, Hasna est une vraie marginale, libre et créatrice", relève l'artiste Souad Asla qui connaît Hasna depuis "la petite enfance", et qui collabore artistiquement avec elle, en tant que choriste, depuis 2004. Hasna El-Bécharia (son vrai prénom est Hasnia), regarde toujours vers l'avenir. Son lourd passé, - celui des diwanes de l'ouest de l'Algérie dont elle est la digne héritière -, se conjugue, pour elle, au présent. Elle le regarde avec nostalgie et beaucoup de tendresse. “Hasna, c'est le passé qu'elle met au présent", constate l'artiste Camel Zekri, qui a réalisé son premier album, Djazaïr Djouhara (2001). Lors de notre rencontre avec Hasna El-Bécharia, à son domicile à Béchar (à côté de la place des Chameaux, en plein centre-ville), les mots qui revenaient souvent dans sa bouche, étaient “Ah, la jeunesse !" Une jeunesse passée à Béchar dans une famille de musiciens. “Dans ma famille, on est tous artistes, confie Hasnia. Mon défunt père, mon frère Bachir, Allah yerahmou, jouait au banjo, mon fils Mustapha à la guitare et au oûd, ma sœur Yamina au bendir, et ma fille joue aux karkabou et au bendir". Pour l'amour... de la guitare C'est dans une ambiance familiale très musicale et marquée par la spiritualité de la musique diwane que Hasna El-Bécharia a grandi. Son cousin Mohamed avait une guitare acoustique qui fascinait la jeune Hasnia, alors âgée d'une dizaine d'années. “Je lui demandais de me la prêter, alors mon cousin Mohamed (Allah yerahmou) me disait de lui donner dourou (un centime). Je me débrouillais pour lui trouver dourou et je montais sur la terrasse de la maison familiale pour apprendre à y jouer tout en surveillant le repas sur le feu", se souvient l'artiste à qui on a fait quitter l'école à un âge précoce. Et de poursuivre : “Je me suis prise d'une passion pour la guitare. Un amour de jeunesse !" La jeune Hasnia apprend toute seule... jusqu'au jour où son père la surprend en train de gratter la guitare : “Un jour, je me suis oubliée, j'ai brûlé le repas, et mon père m'a chopée en train de jouer à la guitare. Il m'a frappée avec un boulala (une cravache utilisée par les Gnawa)." Malgré les coups, l'interdiction, Hasnia continuera d'entretenir son don. Fouzia, une de ses camarades de classe, lui demandera d'animer une fête. “À l'époque, je ne chantais que deux chansons : Skini la tâadini et Tal adabi", nous signale-t-elle. Avec l'autorisation de sa mère, qui lui répétait souvent “benti bghat twelli chikha" (ma fille veut devenir chikha), elle animera la fête à la maison de Si Bouziane, qui lui parlera de la guitare électrique. Cette guitare électrique, elle ira l'acheter à Oran. “Je suis partie en bus et revenue en train. J'ai vendu les bracelets de ma mère à Medina Jdida pour acheter une guitare électrique. Ma mère s'est beaucoup inquiétée pour moi. Ensuite elle m'a dit : “Tu es devenue Chikha". À cette même période, son père se remarie et quitte la maison familiale, “et j'ai eu enfin la liberté de faire de la musique. Je jouais librement à la guitare, j'ai appris l'oûd, et je chantais beaucoup la chanson de Slaoui", Zine wel îin zerqa". J'animais trois à quatre fêtes par jour. Hasna devient célèbre dans la région, et sa belle-mère demande à son père de la ramener pour animer la fête du baptême de son frère Hocine. C'est à ce moment-là que son père l'accepte comme musicienne, mais il était hors de question pour lui, Gnaoui de génération en génération, que sa fille touche au goumbri. La première mâalema dans le diwane Hasna El-Bécharia est considérée aujourd'hui comme la première mâalema de l'histoire du genre diwane. Elle est la seule femme qui joue au goumbri. Avec dextérité en plus ! Mais avant d'acquérir le statut de mâalema, elle a brisé l'interdit de toucher à cet instrument sacralisé, considéré par certains comme un intermédiaire entre le monde des humains et celui des esprits, et pratiqué uniquement par les hommes. Au final, Hasna réussit à conjurer l'interdit ! “Je n'avais pas le droit de toucher au goumbri. Mon père avait peur que je touche au goumbri. J'ai pris un bidon d'huile en fer, un manche à balai et les fils d'une bicyclette, et j'ai fabriqué mon premier goumbri". Même si elle devient une figure incontournable de la scène musicale dans sa région, Hasna n'enregistre d'album qu'à l'aube des années 2000. En 1999, elle se produit au Cabaret Sauvage dans le cadre du Festival femmes d'Algérie. Elle s'installe à Paris et enregistre son premier album Djazaïr Djouhara. “Elle a fait son premier CD après une vie chargée de joie et de douleur. Rien à voir avec un jeune de vingt ans qui ferait un album sur une pulsion qui va vers l'avenir", nous explique Camel Zekri. En 2010 sort Smaâ Smaâ, un disque très personnel de Hasna El-Bécharia, dans lequel elle rend hommage à son frère disparu Bachir -une disparition qui l'a beaucoup affectée - avec le morceau Sadrak. La particularité de cette interprète à la voix grave et caverneuse est qu'elle chante “ce que je ressens, ce que j'ai en moi". Ce qu'elle a en elle est une force mystérieuse qui réussit à transmettre toute la profondeur d'une culture. “Le premier enseignement de Hasna est de faire comprendre à qui l'écoute la grandeur de l'esprit de la musique gnawa. Cet esprit, c'est la patience face aux évènements et la confiance dans l'humain", témoigne Souad Asla. Hasna est restée une femme d'une grande simplicité, digne et fière, avec le cœur sur la main. Elle a fait vivre sa famille et elle est réputée pour être une personne qui aide sans compter. Une de ses proches amies, présente à notre rencontre, nous a assuré que “Hasna accueille tout le monde chez elle. Si un meskine arrive, elle peut lui donner la totalité de sa recette de la journée". Mais chikha Hasna reste marginalisée dans sa ville, Béchar. Lors du dernier Festival national de la musique diwane (tenu en mai 2012), elle n'y a pas été conviée, même si un documentaire portant sur son parcours avait été projeté. Lorsqu'on a demandé à un des organisateurs pourquoi la ‘rockeuse du désert' n'a pas été invitée, il nous sortira une énormité selon laquelle "elle n'avait qu'à ne pas critiquer le festival dans votre journal" (Liberté, interview samedi 21 avril 2012). Même si elle est souvent marginalisée, Hasna El-Bécharia a la foi. Et c'est peut-être cela son secret ! Elle a d'ailleurs considéré que “Dieu m'a envoyée tous ces gens-là que j'ai croisés dans ma vie pour m'aider". Hasna est une attendrissante personne. Une femme formidable qui apprécie la musique de cheb Hasni, qui adore le cinéma, et qui aime son public par-dessus tout. Une marginale, une femme indomptable qui a mené une révolution douce contre le tabou et l'interdit, et qui a réussi à conquérir les cœurs de ses admirateurs. S.K.