Ils ne se connaissent pas, ils ne se sont peut-être jamais croisés auparavant. Les tables qui les ont réunis ce samedi soir de juillet ne sont ni celles d'un restaurant ordinaire ni celles d'une quelconque fête. Ce sont plutôt celles d'un resto Rahma autour desquelles chaque regard livre silencieusement une histoire, sinon au moins celle d'être arraché à la chaleur familiale et à l'ambiance ramadhanesque que l'on connaît au foyer algérien. Il est 19h30. Il reste encore une bonne demi-heure avant la rupture du jeûne, mais devant l'entrée de l'OPGI du centre-ville de Tizi Ouzou, dont le restaurant est transformé en resto Rahma, des dizaines de personnes commencent déjà à se rassembler. Dans la vaste salle qui sert de restaurant, une dizaine de jeunes bénévoles achèvent de mettre en place les tables. Eux, ils sont là depuis au moins 15h, nous explique Yacine, un jeune étudiant qui, comme plusieurs autres, vient chaque jour contribuer à la préparation du f'tour et donc apporter sa touche à cette œuvre de bienfaisance. Ils viennent d'horizons multiples, ils sont d'âges différents, de conditions sociales différentes, mais ils ont en commun la sensibilité, la charité et la solidarité envers leurs semblables. Lila est informaticienne, Da Lmouloud est retraité, et le cuisinier qui sue sous la vapeur de la chorba et des olives est enseignant dans une école privée à Tizi Ouzou. Des lycéens, des étudiants, des employés et même des journalistes viennent de temps en temps donner un coup de main dans ce resto du cœur. Durant le dernier quart d'heure, des personnes arrivent par intermittence, discrètes pour certaines, des ustensiles à peine décelables dans des sacs. “Nous distribuons une cinquantaine de plats à emporter pour des familles et des gardiens dans les parages", nous explique Samir Bouaziz, le président du comité de daïra du CRA. Plus que dix minutes avant la rupture du jeûne. Tout est fin prêt. Les bénévoles se mettent aux blagues pour le temps restant. Les plus costauds tentent de gérer l'affluence devant le portail d'entrée de l'OPGI. Ils se comptent par centaines tous ces anonymes, tous âges confondus, qui se bousculent chaque soir pour arracher une place autour d'un bol de chorba chaude. “Ici, 150 personnes s'attablent en même temps, mais à l'exception des week-ends, très souvent nous assurons un second service", explique Rabah, un bénévole d'une cinquantaine d'années qui garde le regard rivé sur les personnes qui se dirigent silencieusement en file indienne vers les tables. Ils sont démunis, ouvriers de chantiers, agents de sécurité, sans domicile fixe, personnes vivant seules... “À chacun sa propre situation, mais la raison d'être ici est toujours la même : une chorba chaude à la place d'une chaleur familiale", commenta un des plus jeunes bénévoles du CRA. La voix du muezzin déchire le silence dans lequel baigne la ville depuis un moment déjà. Les personnes attablées commencent à déguster leur chorba, puis le veau aux olives, en silence et sans le moindre échange, pendant que d'autres attendent toujours leur tour dehors. 20h30, alors que les ustensiles de cuisine sont déjà sous les robinets, le nettoyage commence, d'autres personnes continuent d'affluer. “Il n'y a plus rien à servir", se désole un bénévole avec un grimace qui en dit long sur son pincement au cœur. “Ils sont encore plus nombreux cette année", explique Samir Bouaziz. La situation laisse deviner à quel point la pauvreté a pris de l'ampleur. “Il n'y a plus que 7 restaurants Rahma à Tizi Ouzou. Celui du CRA, celui de l'APC et 5 autres privés qui servent entre 20 à 40 plats/jour", explique le président du CRA. Mais comment les membres du CRA se démènent-ils pour répondre à une demande aussi croissante ? “Durant les 10 jours passés, ce restaurant n'a fonctionné qu'avec les dons des bienfaiteurs privés qui nous permettent de servir entre 200 à 300 plats par jour", nous explique Samir Bouaziz, qui précise que ce n'est que dimanche que la direction de l'action sociale (DAS) de la wilaya devait fournir au resto un colis de 40 kits de produits alimentaires. “Demain lundi, nous allons récupérer également l'aide du comité national du CRA qui nous permettra de faire tourner le restaurant pour quelques jours, mais cela restera toujours insuffisant pour faire face à toute la demande que vous observez, d'où notre appel incessant aux bienfaiteurs privés avec lesquels nous avons pu fonctionner jusque-là et avec lesquels nous espérons continuer à fonctionner jusqu'à la fin du mois", conclut le président du CRA, Samir Bouaziz, avant de se mettre au nettoyage, à l'instar de ses camarades bénévoles. S L