Discret et peu bavard, même si ses œuvres sont un océan où se mêlent langue, expressions, rêves et espoir, cet artiste au verbe vif et tranchant nous a reçus chez lui, à Ath Khalfoun, du côté de Beni Douala. Il évoque sa vie d'artiste, ses projets et son regard sur un monde où seul le mot porte le rêve. Liberté : Votre nouveau disque est depuis quelques jours sur les étals. Pourquoi avez-vous opté pour un album de 16 chansons ? Zedek Mouloud : C'est pour des raisons très simples. D'abord, je n'aime pas laisser des chansons que je compose à mon niveau, j'aime les faire partager avec mon public. Ensuite, j'opte pour cela parce que chaque nouvel album est différent du précédent, donc, j'édite toutes les chansons composées dans une même période. Qu'en est-il du choix des thèmes traités dans vos chansons ? Je ne choisis pas. Je ne chante que ce qui m'a inspiré en cette période. Je ne fais pas de calculs. Toutes mes chansons ont un lien avec ma réalité. Elles s'inspirent de ma situation dans une période donnée. Elles reflètent mon être. Le thème récurrent dans vos albums est la situation du pays en général et de la Kabylie en particulier. Quel est votre regard sur cette situation, et surtout quel est le rôle de l'artiste lorsqu'il porte un regard sur telle ou telle situation ? Moi je vis ici, et avec ce peuple. Je ressens ce qu'il ressent. Ce qui lui fait mal me blesse moi aussi. Et je pense que c'est pour cette raison que tout ce que je chante est incontestablement lié à cela. Je pense aussi que la situation du pays est indissociable de celle des individus. On ne vit que comme l'est notre environnement. Pour résumer, je dirais plutôt que je vis avec la situation du pays. Peu de bonnes choses mais, hélas ! Trop de mauvaises choses. Je déduis cela parce que je pense qu'un artiste ressent plus que les autres. Il doit être à l'avant-garde, donc c'est pour cette raison qu'il ressent plus et avant les autres. Vous dites que vous vivez constamment ici, en Kabylie, quelle est la situation de la région actuellement ? La Kabylie a beaucoup changé depuis quelques années. Beaucoup de choses doivent être corrigées. On doit se respecter mutuellement et que chacun garde ses distances. On assiste à l'apparition de phénomènes que nos aïeuls ne connaissaient pas. Avant, le village était une entité où il faisait bon vivre, aujourd'hui on assiste à la perte des valeurs. Chacun doit comprendre qu'il est vraiment temps de remédier à cette situation. On ne doit pas oublier d'où nous venons. Dans une chanson que j'ai composée justement sur cette situation que vivent les villages kabyles, j'ai dis "m-ur tezmired attilli-d d win tebghi-d illi-k kan d keccini" (si tu ne peux pas être celui que tu veux, sois simplement toi-même). Dans une chanson, vous avez rendu hommage à la région, "Abrid kan" (de passage), comment vous est venue l'idée ? Elle venue d'une manière spontanée. J'ai voulu rendre hommage à la Kabylie, mais celle que j'aime, celle elle qui avance, celle qui est consciente de sa valeur et celle qui veut changer sa situation. Mais pas à celle qui obéit à tout vent qui souffle. Ceux qui y travaillent et qui résistent méritent un hommage. Ils sont restés fidèles à leurs valeurs et à leur engagement. D'aucuns estiment que votre poésie fait la beauté de vos produits. Ils ajoutent aussi que ces mêmes textes sont ornés de métaphores et de mots presque disparus dans la langue, comment composez-vous vos poèmes ? C'est un travail de recherche que je fais à chaque fois. Je suis constamment à la recherche de mots perdus et d'expressions anciennes. Une fois tout cela réuni, je leur donne une seconde vie. Je compose d'abord selon l'inspiration, ensuite je commence le travail sur la même chanson. Ce travail prend plus de temps, car il nécessite une grande concentration et surtout de la recherche. J'essaye de vivre avec mes chansons, les finaliser, ensuite les mettre à l'appréciation du public. Je n'édite jamais avant d'être sûr de mon travail. C'est cela le travail de perfection pour moi. J'effectue une recherche quotidienne. Là où je suis, je suis toujours à l'affût du moindre mot ou expression nouvelle. Comme la langue en Kabylie est très riche. On ressent des différences d'une région à une autre, donc, avec ma famille et mes amis, j'essaie de réunir le maximum pour mon travail. Je lis beaucoup sur la langue et aussi en kabyle. Certains disent que la chanson kabyle est actuellement en déclin, d'autres parlent de progrès, quel constat faites-vous ? La chanson kabyle a changé depuis un moment. Bien qu'il y ait des artistes qui résistent, il faut reconnaître que ce ne sont pas les artistes et le public d'hier qui sont là, mais d'autres artistes avec un public tout à fait différent de l'ancien qui reçoit le travail des uns et des autres. Je pense que la chanson kabyle est trop influencée. Le progrès technologique n'est pas en reste puisqu'il apporte son grain de sel à toute cette situation. Même si ces changements apparaissent, taqbaylit (le kabyle) restera toujours là, il y aura toujours des amoureux du texte et de cette langue. La chanson en Kabylie est perçue comme un instrument de combat. Une manière pour mobiliser, attirer l'attention pour une prise de conscience, elle l'est toujours ou a-t-elle perdu de cette valeur revendicative ? Elle l'est toujours. Le jour où elle ne sera plus cet instrument que vous évoquez, il n'y aura plus de langue kabyle. J'ajouterai aussi que ce n'est pas uniquement la chanson qui est cet instrument, mais au-delà, c'est la parole (awal). Tout le monde sait ce que représente la parole chez les Kabyles : c'est toujours un outil de lutte. Un poète chez nous a une place et une importance capitale. Si la langue kabyle a survécu, c'est justement grâce à la poésie, aux poètes et aux artistes. Face à cela, n'y aura-t-il pas des tentatives de casser et saborder cette chanson qui est un instrument de lutte ? Celui qui lutte sait pertinemment contre qui il mène son combat. Certainement ceux contre qui vous luttez, ceux qui renient votre identité et attentent à vos droits, etc. Ceux-là tenteront inévitablement de diminuer de la portée de cet instrument et aussi celle de votre combat. Avec nous, le combat continue. On est des pacifiques, on n'a pas pris les armes contre quiconque. On veut juste être nous-mêmes. Pourquoi voudrait-on nous l'interdire ? Nous voulons tout simplement vivre comme les autres peuples. Beaucoup d'artistes parlent souvent du statut de l'artiste, quel est votre commentaire ? Je suis d'accord pour un statut, mais il doit être respecté. Il ne suffit pas d'être reconnu en tant que tel. Et si votre produit déplaît au public ? Et si vous êtes boycotté par ce même public ? Tout se joue dans les finances. Un artiste n'est pas seulement celui qui produit, mais aussi celui qui vend. Avec ce statut, nous deviendrons des intermittents du spectacle. Sur ce point, il faut savoir que ce statut exige de l'artiste un barème en termes de cachet qu'il faut atteindre pour bénéficier de certains avantages. L'état à mon sens ne peut pas garantir une sorte de rente aux artistes si ces derniers n'assurent pas de leur côté. En plus, concernant la reconnaissance d'un artiste, je pense que cela dépend du public et non pas d'une simple déclaration comme tel. M. M.