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Le Commando DJAMAL
Dans l'Atlas saharien
Publié dans Liberté le 13 - 08 - 2012

Dans mon témoignage sur la mort des colonels Amirouche et Haoues ainsi que des officiers et djounoud qui les accompagnaient, survenue le 28 mars 1959, j'ai expliqué la présence du commando Djamal près du lieu du drame, à Djebel Thameur, loin de l'Ouarsenis, notre lieu d'ancrage en Wilaya IV.
Le commando était en mission d'exécution d'une décision prise par les colonels de wilaya lors de leur réunion historique tenue du 6 au 12 décembre 1958.
Il venait aider ses frères de la Wilaya VI à éliminer les ex-Bellounistes-MNA qui combattaient l'ALN avec la neutralité complice de l'armée française.
Il faut rappeler que les ex-Bellounistes-MNA sont des éléments de l'armée fantoche de Bellounis qui avaient rejoint le maquis dans les régions de Boussâada et Djelfa, lors de l'implosion de cette horde. L'on se souvient que Bellounis, ancien militant du PPA/MTLD, était resté fidèle à Messali Hadj lors de la crise du parti. Avec l'accord de Messali, il avait créé un maquis en Kabylie. Chassé par l'ALN, en 1957, il s'était réfugié au Sud, dans la région de Boussâada-Djelfa. Après l'affaire de Melouza, où l'ALN avait tué des civils sympathisants du MNA — affaire fortement exploitée par les services français ­—, il avait prit contact, en mai 1957, avec les autorités françaises. Il avait été autorisé à recruter des jeunes de la région et avait reçu des armes, ce qui lui avait permit de constituer une armée de 3 500 hommes, l'ANPA , et de se déclarer «général». Devenu incontrôlable et trop ambitieux auprès de l'armée française, cette dernière avait mit fin à son aventure et avait provoqué l'implosion de son armée fantoche le 14 juillet 1958.
Le gros de ses troupes avait rejoint les casernes françaises. 300 à 400 éléments s'étaient réfugiés dans les montagnes de la région et combattaient l'ALN en se réclamant du MNA. L'armée française ne poursuivait pas les éléments messalistes. Ces derniers occupaient différents djebels en wilaya VI.
La mission du commando était d'aider les unités de la Wilaya VI à nettoyer les monts et lieux qu'occupaient les ex-Bellounistes-Messalistes.
Pour arriver en Wilaya VI, nous avons dû effectuer, souvent, de longues et épuisantes marches. Nous avons pris le départ de l'Ouarsenis pour atteindre, à la fin de notre mission, Djebel Boukhil, ultime mont de l'Atlas saharien avant le grand désert. Au cours de notre séjour, nous avons dû aussi affronter l'armée française et subir les raids et les bombardements de son aviation.
Sur le chemin du retour vers l'Ouarsenis, nous devions éviter de nous faire accrocher. C'était l'été 1959 et les journées étaient longues. De plus, nous devions tenir compte de la nouvelle situation sur le terrain. La grande offensive déclenchée par de Gaulle et Challe, dès le printemps de cette année, qui était terminée en Wilaya IV, se poursuivait plus à l'Est ; elle avait permis à l'armée française d'implanter sur tout le territoire de la Wilaya IV un imposant quadrillage militaire comportant, notamment, la construction de pistes de montagne, l'édification de postes d'observation aux points stratégiques et le regroupement des populations autour des camps militaires.
Dans le récit qui va suivre, je veux évoquer les faits les plus importants qui ont marqué ce long périple de six mois, de février à août 1959.
Mes anciens compagnons, ceux qui sont encore en vie, m'ont aidé à reconstituer certains faits, à resituer des lieux et, surtout, à nous remémorer les noms de nos frères morts en martyrs quelque part sur notre route. Malheureusement, pour certains d'entre eux, nous n'avons pas pu obtenir leur nom de famille. C'est dire que, pendant notre lutte, on se souciait peu de ce genre d'informations, comme d'ailleurs de celles relatives à la région d'origine. Seul comptait l'engagement patriotique.
Je me propose, pour la suite, de continuer à rapporter les faits d'armes du commando Djamal en zone 3, Wilaya IV, et ce, depuis sa constitution.
Le commando quitte l'Ouarsenis, début février 1959. Arrivés en zone 2 (dans la région de Médéa), nous rencontrons, à Ouled Bouachera, le colonel Si M'hamed Bougara et le commandant Si Salah Zaamoum qui nous informent sur notre mission en Wilaya VI, sans nous donner trop de détails. Dès le lendemain, nous prenons la route. À Ouled Benaïssa (toujours dans la région de Médéa), nous nous arrêtons très peu pour rencontrer, de nouveau, Si Salah. Il me remet un ordre de mission, un manuscrit rédigé par lui, que je dois traduire en arabe au verso.
Après un transit en zone 2 et ensuite en zone 1 de notre wilaya, nous pénétrons en zone 1 de la Wilaya VI.
Cette zone s'étend du nord, Dira, jusqu'à Had Esshari, au sud, et comprend comme principales localités Sour El-Ghozlane, Sidi Aïssa, Ksar El-Boukhari, Aïn Boucif, Chellalat El-Adhaoura, Birine, Had Esshari, etc. La nature contraste beaucoup avec les montagnes boisées de la Wilaya IV qui nous étaient bien familières. À partir de Dira, le terrain devient encore plus aride. Arrivés à Kef Afoul, on nous annonce une très longue marche pour nous rendre, sans aucune possibilité d'escale, jusqu'au mont de Had Esshari, notre prochaine halte, situé au sud-est, à 70 km environ. L'étape est effectivement mémorable.
Nous prenons le départ vers 16h, avant la tombée de la nuit, profitant d'un temps couvert, ce jour là.
Pour atteindre Had Esshari, il faut traverser un territoire vaste, plat, désespérément nu, c'est El-Guetfa, et nous sommes dans un milieu steppique. Il faut aussi enjamber la «rocade», ce grand axe routier qui traverse horizontalement les Hauts-Plateaux d'ouest en est (Tiaret-M'sila). Malgré toute notre volonté et bien des efforts, nous n'avons pu rallier notre destination avant la levée du jour.
Durant notre périple nocturne, par un effet d'optique, le mont qui est notre objectif nous parait très proche par moments. Aussitôt après, il s'éloigne, alors que nous n'avons pas cessé d'avancer dans sa direction. Il faut marcher et marcher encore durant des heures.
Malgré la fraîcheur de l'aube, qui nous a quelque peu revigoré, nous sommes arrivés éreintés au pied du mont Had Esshari. Il nous reste encore à entreprendre l'ascension du djebel pour gagner la crête où nous devons nous positionner. Les derniers éléments de notre katiba ne nous rejoignent que vers 9h30. Nous sommes à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Hassi Bahbah.
Pendant toute la durée de cette interminable étape, les gestes de solidarité sont nombreux ; le tireur de pièce lourde est allégé de son sac de munitions qui est porté par un de ses compagnons ; parfois, on se charge carrément de sa lourde arme. Le djoundi qui ne peut plus soutenir le rythme de la marche est soutenu par ses frères qui cheminent à ses côtés.
Le soir, nous passons la nuit au pied de la montagne, dans un camp de nomades qui ont dressé des khaïmas pour nous. Très tôt le matin, nous rejoignons de nouveau le mont Had Esshari. Au cours de notre courte marche, nous essuyons quelques coups de feu dont nous suspectons les auteurs, les ex-Bellounistes-MNA.
Au milieu de l'après midi, un civil nous ramène une lettre. Elle est écrite en arabe. Je n'arrive pas à déchiffrer le gros cachet rond qui y est apposé. Les auteurs de la missive nous disent à peu près ceci : «Vous êtes sur notre territoire, nous vous accordons deux heures pour l'évacuer ; passé ce délai, nous vous attaquerons et vous anéantirons.» Sans aucun doute, les auteurs de cette lettre et ceux qui ont tiré sur nous, le matin, sont les mêmes. Nous ne sommes donc pas seuls dans cette montagne. Nous décidons de mettre en alerte le commando.
Nous faisons avancer une section, les deux autres étant maintenues en appui là où nous sommes installés, à la lisière de la montagne. C'est un site peu boisé, accidenté, constitué principalement de masses rocheuses, de gros blocs disséminés çà et là, donnant un aspect anarchique au relief.
Nous nous efforçons de localiser dans cette nature sauvage nos antagonistes, et c'est en fait ces derniers qui nous aideront à les découvrir ; ils font des apparitions furtives pour nous faire comprendre qu'ils sont bien là. S'agit-il d'une invite pour que nous quittions les lieux sans heurts ?
Nous dénombrons quatre postes dont deux en position avancée, occupés chacun par une sentinelle. Les quatre postes sont des petits fortins construits en grosses pierres.
Bien en retrait, se dresse une grande masse rocheuse, assez haute, s'étirant en longueur et formant ainsi une véritable fortification. Nous devinons qu'un nombre plus important d'hommes armés, l'essentiel du détachement, est embusqué derrière cette imposante muraille. En formation alignée, nous nous approchons des premiers postes. Rien ne se passe.
Puis, à vive allure, nous nous précipitons et fonçons sur eux tout en tirant des coups de feu. Très vite, nous atteignons les deux premiers postes ; surpris et submergés, leurs hôtes n'ont pas riposté. Nous nous arrêtons au niveau des deux fortins dont les occupants sont neutralisés et nous guettons tout ce qui bouge autour et devant nous. Alors que je suis côte à côte avec Sbâa, chef de groupe, j'entends un léger bruissement sur ma gauche ; je me retourne et découvre que la sentinelle qui occupait le fortin et que l'on croyait mort ou qui faisait le mort s'apprêtait à dégoupiller une grenade dissimulée sous sa cachabia. Une longue rafale l'élimine définitivement.
En répétant la même manœuvre d'approche et d'assaut, nous atteignons les deux autres fortins.
Des tirs nourris sont échangés avec l'adversaire durant quelques minutes. Finalement, nous prenons le dessus. Ce qui a eu pour conséquence de créer une panique chez les ex-Bellounistes-MNA retranchés derrière la muraille rocheuse. Ils décrochent et prennent la fuite. Nous ne voulons pas les poursuivre.
Au cours de cette opération, nous enregistrons un mort (Guessoum) et deux blessés Sbâa et Mezzoudj Mohamed . Pour Sbâa, c'est la troisième blessure et la deuxième qu'il subit à l'avant bras gauche. Après avoir enterré le chahid Guessoum (originaire de Matmatas), nous retournons, à la tombée de la nuit, au petit campement des nomades. Notre moumaouane nous y a précédé pour organiser notre repas.
Nos profitons de cette brève rencontre avec nos hôtes et de leur hospitalité pour prêcher la bonne parole, les convaincre que l'ALN c'est nous et non les ex-Bellounistes-MNA et que nous combattons pour l'indépendance de notre pays. Nous apprenons que les ex-Bellounistes développent auprès d'eux leur sempiternelle propagande à l'encontre du FLN, traitant ses combattants de communistes et de mécréants qui ne croient pas en Dieu.
Nous pensons que notre discours a porté ; mais, même s'ils ont simulé de nous croire, nous comprenons leur attitude.
Nous quittons le campement nomade et entamons notre marche.
Pour rejoindre Menâa, notre prochaine halte, nous devons impérativement traverser un chott, ou sebkha, le Zahrez Cherqui, un lac salé. Le contourner aurait allongé notre étape, et cela ne nous arrangeait guère. Traverser le chott n'est pas sans risque, hiver comme été ; il faut marcher sur un étroit chemin sec que connaît bien le guide qui nous précède.
Il ne faut surtout pas s'en écarter, au risque de s'embourber dangereusement. Nous marchons pratiquement dans les pas de notre guide avec beaucoup de précautions et une grande appréhension du danger. La traversée s'est effectuée sans gros problème. Après 3 ou 4 heures de marche, nous arrivons à Djebel Menâa, une montagne imposante qui se dressait devant nous, faisant face à Had Esshari.
Nous sommes en zone 2, Wilaya VI. Au pied de la montagne, c'est le territoire des Ouled Benallia. Méfiants au début, ceux-ci deviennent très hospitaliers dès qu'ils ont été rassurés quant à notre appartenance FLN/ALN. Ils sont bien organisés et tiennent tête courageusement aux ex-Bellounistes-MNA qui ne s'aventurent guère sur leur territoire. Les Ouled Benallia ont formé une section de moussabiline dirigée par un dynamique chef unijambiste, armé d'un fusil Stati qui remonte à l'époque de la guerre italo-libyenne.
Nous demeurons 3 ou 4 nuits à Djebel Menâa où les Benallia nous hébergent le soir.
Nous continuons notre progression en zone 2, w. VI, vers djebel Ouadjh El-Baten. À notre grande surprise, nous découvrons sur notre parcours une région couverte de forêts et d'une riche en végétation, ce qui nous autorise à marcher dans la journée.
Après quelques heures, nous arrivons au merkez El-Baten. C'est une montagne alternant massifs forestiers et buttes rocheuses. L'ALN y est bien installée ; elle y dispose d'un site d'hébergement, un point bas, entouré d'arbres, où sont érigées des paillottes appelées «bayoutates» par les djounouds.
Le merkez dispose de tranchées collectives et individuelles ainsi que de fortins formés de grosses pierres et recouverts par des dalles plates qui protègent contre les raids aériens. Ces fortifications sont érigées sur tous les points hauts, principalement, à l'ouest et au sud du site.
Nous sommes accueillis par le chef de région Belgacem et l'aspirant militaire Zorzi. Etaient présents aussi à El-Baten, le capitaine Ghriss, chef de zone, et le lieutenant militaire Slimane Lakhal. Ghriss souffrait d'une blessure. Nous apprenons que, deux jours avant, l'ALN avait tendu une embuscade à l'armée française à Djebel Bou-Denzir et avait récupéré une bonne quantité d'armes. Nos hôtes ne manquent pas de remarquer que les djounouds de notre commando sont très jeunes et ils nous en font part. En effet, la moyenne ne dépasse pas les 23-24 ans ; nous avons des éléments encore plus jeunes : M'hamed de Chlef, 18 ans), Brahim (Laïd) de Hadjout, 18 ans, Moussa du douar Zaouïa, Soumâa, 19 ans.
Durant notre séjour à El-Baten, c'est Zorzi qui est notre interlocuteur. C'est un rouquin, avec de grosses moustaches, trapu, vif, parlant à haute voix et à l'optimisme débordant. Lui-même dirige une katiba.
Nous sommes dans ce merkez depuis 2 jours. Il va faire nuit, quand Zorzi nous rend visite, l'air naturel, sa vivacité intacte.
Il nous apprend qu'un ratissage aura lieu demain, ici même.
Il ajoute que l'information est sûre et que de grands mouvements de troupes sont signalés. La sortie de l'armée française est, sûrement, la riposte à la récente opération menée par l'ALN à Djebel Bou-Denzir (sud ouest de Boussâada). En toute logique, nous lui suggérons de quitter les lieux sans plus tarder. À notre grand étonnement, Zorzi n'est pas de cet avis.
Au contraire, il soutient qu'il faut rester sur place et attendre l'armée française.
Il estime que nous sommes deux compagnies, bien armées, et que nous sommes capables de mater notre adversaire. Non convaincus de la pertinence de sa position, nous développons nombre d'arguments qui plaident pour la solution de repli que nous préconisons : nous ne menons pas une guerre classique mais une guérilla ; l'ALN a pour arme sa mobilité, elle agit par surprise en organisant des embuscades et des attaques d'objectifs ; l'armée française va être en surnombre comparativement à nos deux katibas ; elle engagera dans la bataille des halfs-tracks, voire des chars ; il y aura l'aviation. La discussion se prolonge, vainement. Rien n'y fit. Zorzi campe sur ses positions. Sa conclusion est que, de toute façon, il est trop tard pour espérer rejoindre, de nuit, le prochain merkez.
Nous ne sommes pas convaincus. À notre corps défendant, nous abdiquons. Nous estimons, malgré tout, que nous sommes chez nos frères de la Wilaya VI et nous sommes donc sous leur autorité. Nous ne voulons pas déclencher une crise. Mais nous sommes persuadés que nous vivrons le lendemain une très dure journée.
Ce sera le 7 mars 1959.
(À suivre)


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