C'est une ville qui, avec l'affranchissement du carcan baâthiste, façon démocratie populaire, et son économie rationnée et administrée, découvre de nouveaux services. Entre les deux camps qui s'affrontent – pro et anti-Saddam —, le cœur de Bagdad essaye de continuer à battre (et à se battre) malgré tout, en tentant, comme il peut, de ne basculer ni d'un côté ni de l'autre. Et le cœur de Bagdad aujourd'hui, c'est le dollar. C'est une ville en pleine explosion marchande, avec une boulimie mercantiliste extraordinaire. C'est une ville qui, avec l'affranchissement du carcan baâthiste, façon démocratie populaire et son économie rationnée et administrée, découvre de nouveaux services. Et cela se voit de prime abord, même pour celui qui ne connaît pas la ville. Il suffit de voir la naissance des premiers cybercafés, l'entrée en force du téléphone Thuraya, jadis signe extérieur de traître potentiel, ou encore l'invasion des antennes paraboliques, des démodulateurs télé, et toute cette petite panoplie technologique qui est venue accompagner l'ouverture du pays aux ondes, après plus de quarante ans d'autarcie médiatique. En nous baladant dans les vieux quartiers de Bagdad, ce tag a particulièrement attiré notre attention : “Non aux partis politiques. Tous des partis dollaristes.” Cela veut tout dire. L'idéologie du billet vert est en train de remodeler le mental des Bagdadis. “Avant, le salaire moyen en Irak était de 1$, 1,5$. D'un seul coup, il a grimpé à 100$ ou 120$ pour les fonctionnaires. Les Américains ont cru, ce faisant, pouvoir acheter le silence des cadres", dit Qahtane, notre chauffeur de taxi. Cela a d'ailleurs engendré un drôle de phénomène : la multiplication hallucinante des bureaux de change. Dans les marchés, comme à la rue A. Rachid, une grande rue commerçante bondée de vendeurs et de porteurs, et où l'on ne peut allonger le pas sans marcher sur les pieds de quelqu'un, c'est l'overdose. Vous y entrez et vous êtes gavés de senteurs et de victuailles. Viandes, épices, fruits, friandises, méchoui, jaoui, boissons, poisson, fritures, boîtes de conserves, tapis, cosmétiques, appareils électroniques, cassettes braillant à tue-tête, encens, babioles en tout genre, bref, vous avez un haut-le-cœur de tant d'agressions visuelles et nasales. Véritable bombardement consommationniste. De fait, le visiteur est d'entrée assailli par une impressionnante avalanche de marchandises de tout bord et les vendeurs à la criée vous explosent les tympans. À Bagdad, il y a très peu de superettes et de magasins d'alimentation générale. En revanche, les souks sont très bien achalandés, et l'on peut tout y trouver, absolument tout, de la petite aiguille aux pièces détachées, et le tout à des prix imbattables, à croire que le pays n'a jamais souffert de l'embargo. Ainsi, les Irakiens, régime austère ou pas, n'ont point perdu de leur sens des affaires. Comme tous les Orientaux, ils ont le business dans le sang ! Ils ont surtout le sens de la débrouille, survie oblige. Ils restent de grands consommateurs dans cet Orient si porté sur l'excès. Attention aux “Ali Baba” Ainsi appelle-t-on les “nachaline”, à Bagdad, les voleurs. “Khoud balak min al-Ali Baba”, nous prévient-on partout. On nous avertit fréquemment de ne pas nous aventurer dans certaines rues ou certains quartiers, surtout le soir. La peur est à fleur de peau. Bagdad a froid et a peur, car elle est enveloppée d'un manteau d'épines. À croire les bagdadis, le taux d'insécurité en Irak a augmenté d'une façon considérable. “Maintenant, ce sont des bandes entières armées et organisées”, dit un habitant. L'absence de l'autorité se constate à vue d'œil. Les Irakiens croient savoir que l'origine de leurs malheurs, outre la déliquescence de l'Etat et la circulation des armes après que Saddam en eut distribué une bonne quantité à la population en prévision des combats de rue, et que les Américains n'ont pas entièrement récupérées, à cela donc s'ajoute le facteur de l'ouverture des frontières. “Nos frontières sont devenues une vraie passoire et le pays est infesté d'étrangers. Nous ne savons plus qui est qui. C'est normal que les Américains laissent entrer tout le monde et les laissent faire. Ce n'est pas leur pays. Sous Saddam, la sécurité régnait parce qu'on se renseignait sur le moindre étranger qui entrait”, regrette un ancien officier. Le grand Ali Baba, c'est qui finalement ?(à suivre...) M. B. Partout des cambistes ! “Sarrafa”, “Exchange”, “Change”. Plutôt que la prolifération des armes de destruction massive, ce sont plutôt ces enseignes qui prolifèrent à Bagdad. Là où se porte votre regard, vous ne voyez que cela. Tous les Irakiens se sont mués en cambistes. D'ailleurs, il suffit de voir ce qu'est devenue Sahat Al-Firdaouss, qui se trouve à quelques encablures de l'hôtel Palestine, et où le 9 avril 2003, le monde découvrait, stupéfait, la prise subite de Bagdad sans combat. Signe des temps, aujourd'hui la place El-Ferdouss est envahie par les cambistes qui, installés derrière des bureaux métalliques, proposent des liasses de billets irakiens à des automobilistes venus fourguer leurs dollars. Le fait est que les fonctionnaires irakiens sont désormais payés avec le fameux billet vert, et l'effigie de Saddam cède la place à celle de Lincoln. Les billets irakiens se vendent ainsi au kilo. D'ailleurs, sur certains bureaux, on peut voir une petite balance. “C'est pour liquider les vieux billets. Je n'ai pas le temps de compter”, dit un cambiste. Ce lundi 21 décembre, un dollar américain faisait 1 665 D.I. Le dinar irakien se porte tout de même mieux que durant la guerre où pour un dollar, vous aviez 25 000 dinars irakiens ! De quoi remplir un couffin avec 5 billets verts. Le dollar, lui, connaît des hauts et des bas à Bagdad. Aussi, les Irakiens suivent-ils à la trace son état de santé, et tout le monde a une calculette dans la tête : quand le dollar monte, ils vendent. Quand il baisse, ils attendent une meilleure conjoncture. M. B. Le père Noël à Bagdad Une scène particulièrement cocasse a attiré notre attention ce lundi 21 décembre en nous baladant dans les rues d'Assaâdoune. Comme dans toutes les capitales orientales, toute la ville est un bazar, un souk à ciel ouvert ne distinguant ni avenue commerçante, ni quartier résidentiel, ni quartier administratif. Ici, si le client est roi, le marchand est prince. Et il squatte tout. C'est ainsi que dans une allée de la rue Assâdoune où se côtoient une rangée de cireurs de chaussures et une autre de vendeurs de livres à la criée, un papa Noël est venu, soudainement, prendre sa place le plus naturellement du monde entre les deux rangées, avec sa longue barbe blanche, son bonnet rouge et blanc, sa hutte de même couleur et tout le bataclan. Ce n'était pas un bonhomme en chair et en os déguisé en la circonstance, mais une marionnette grandeur nature proposée à pas moins de 100$, s'il vous plaît. Avec l'approche de la fête de Noël, un tel objet a entièrement sa place dans le paysage marchand. Seulement, question : que viendrait faire un produit de 100$ entre un cireur de chaussures qui n'a pas de quoi manger à sa faim et un vendeur de livres qui ne gagne pas une livre la journée ? Autre question, idéologique celle-là : quelle est la place “culturelle” d'un tel produit dans un pays comme l'Irak ? Qui cible-t-il ? La clientèle américaine ? Les soldats américains ne fréquentent pas les vieux quartiers de Bagdad. Ils auraient trop peur. Les journalistes étrangers ? Les irakiens chrétiens ? Possible. Pour notre part, rien ne nous interdit d'y voir un signe : ce n'est pas tant le père Noël qui porte ce déguisement mais plutôt l'oncle Sam. Nous le disions dans le reportage : la société irakienne connaît des mutations terribles et subites. Cela va très vite pour eux au niveau mental. Autre signe révélateur, dans le registre “iconique” toujours : du côté du quartier chic d'El-Kindi, un jeune garçon attire les passants pour le compte d'un resto du quartier plutôt bien fréquenté, en s'affublant de la tête de Mickey Mouse. Que se passe-t-il dans sa tête ? Faudrait poser la question un jour à Disneyland-Bagdad… M. B.