La société qui ne sait pas comment aimer est menacée par la guerre. Il y a de cela une vingtaine d'années, peut-être un peu plus, l'amour avait un autre parfum. Il avait un autre lexique et des ailes. L'amour parlait plusieurs langues en une seule langue. Les lettres des amants avaient une autre forme d'écriture, une autre orthographe. L'amour marchait sur des pas en musique afin de ne pas déranger l'amante ! Il ressemblait à un oiseau dont la race n'a pas de pair. Il y a de cela une vingtaine d'années, les cœurs des amants battaient du côté gauche. Il y a de cela une vingtaine d'années, les amants chaussaient le vent et habillaient les pluies. Avant l'amour fut le miroir du trouble ! Collégiens que nous étions ou lycéens, peu importe, garçons comme filles, nous nous échangions de longues lettres trempées de larmes et d'espoirs. Des lettres écrites sur du papier pelure coloré évoquant les voyages, Marx, Nizar Kabbani, la B.O. et des titres des chansons romantiques. Le jour, nous lisions des livres politiques compliqués et lourds, de ces livres nous retenions rien ou peu : “Lire le Capital" (ouvrage collectif ) de Louis Althusser, Etienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière, “La Moqaddima" d'Ibn Khaldoun... La nuit, afin de pouvoir écrire une belle lettre à la bien-aimée, nous lisions avec appétit des romans romantiques : les lettres d'amour échangées entre Khalil Gibran et May Ziyadé, les livres de poésie de Nizar Kabbani, “Madame Bovary" de Flaubert... Une relation magique et inexplicable existait entre l'amour de la littérature d'un côté et l'amour des filles de l'autre, une fusion entre lire et aimer, entre écrire et bouquiner. Celui qui ne lisait pas les romans et la poésie n'avait pas de chance de conquérir les cœurs des jolies filles. Oui, en quelque sorte, on lisait pour plaire aux jolies collégiennes et lycéennes. On apprenait les langues afin de discuter correctement avec les jolies filles. On n'était pas parfait mais poli et correct. On lisait un livre, toujours avec la présence virtuelle de la petite copine. On voulait que les fins des histoires de romans soient comme on les espérait, comme on les voulait. Des fins à notre image, à la taille de nos rêves. Les héros aimants n'étaient que nous en mots et papier. Les belles femmes dans les romans n'étaient que nos amantes. Nous lisions le roman en attendant des fins où les amants s'embrassent, se rejoignent dans un pays lointain, se marient. Le mariage avait le goût du miel. Paradis. Les romans lus n'étaient que le miroir de nos désirs. Ils ne nous ont jamais trompés. Ecrire une lettre d'amour était un acte troublant. Les mots effleuraient le jardin du rêve et tâtonnaient le sentier d'un roman. L'amour était beau et le ciel aussi. Les jolies filles aimaient lire les belles lettres, parfumées et bien écrites, les garçons aussi. Une société qui ne sait pas comment aimer est menacée par la guerre. Et les belles lettres d'amour sont les meilleurs romans inachevés. A. Z. [email protected]