Entre le dictateur déchu et le militant des libertés et des droits de l'Homme installé de fraîche date au Palais de Carthage, la différence est là, aussi vaste que celle qui sépare l'attrait du confort poussé jusqu'à l'impudeur et le choix de l'austérité comme philosophie de vie et d'action. “Je me rends compte que le pouvoir n'est pas du tout ce qu'on peut croire quand on est dans l'opposition." Moncef Al-Marzouki, le militant des droits de l'Homme qui a succédé au dictateur Zine El-Abidine Ben Ali après avoir été son opposant, fait là un aveu. Mais pas un aveu d'impuissance, qui serait un prélude à un prochain renoncement ou à une inéluctable abdication devant les difficultés dont il découvre l'étendue en même temps que la dimension “dérisoire" des ressources disponibles pour y faire face. Les difficultés de la Tunisie aujourd'hui ne résident pas seulement dans la faiblesse des moyens financiers du pays. Al-Marzouki en cite d'autres sans se voiler la face, quitte à froisser ses partenaires au sein de la troïka au gouvernement : “Les incompétences", qu'il tient à mettre au pluriel, et la “mauvaise foi". Cette difficulté du nouveau pouvoir à répondre aux attentes, Al-Marzouki ne veut pas en user comme circonstance atténuante pour lui, mais encore moins pour le régime de Ben Ali. Il ne veut pas que l'on dédouane la dictature déchue des dégâts qu'elle a provoqués et de la facture salée qu'elle laisse aux Tunisiens. Mieux, il lui en endosse la responsabilité. C'est juste qu'il reconnaît que la résistance qui était la sienne face à la “souffrance" imposée par cette dictature-là ne peut pas lui être d'un grand apport dans l'exercice du pouvoir, si ce n'est au niveau symbolique. D'où son second aveu : “Il faut maintenant développer une résistance à la frustration." La frustration de vouloir faire beaucoup et de n'en pouvoir que peu. Le choix de l'austérité C'est donc ainsi, dans cette Tunisie qui sort péniblement du cauchemar Ben Ali, que Moncef Al-Marzouki conçoit l'exercice du pouvoir : une école qui le passionne autant que celle de l'opposition qu'il avait si assidûment fréquentée et qui lui a permis de fourbir ses armes. Entre le dictateur déchu, aujourd'hui en fuite en Arabie Saoudite, et le militant des libertés et des droits de l'Homme installé de fraîche date au Palais de Carthage, toute la différence est là, aussi vaste que celle qui sépare l'attrait du confort impudique et le choix de l'austérité comme philosophie de vie et d'action. Il est d'ailleurs significatif qu'Al-Marzouki ait refusé, jusque dans la symbolique, d'hériter des privilèges que s'offrait Ben Ali. Comme pour marquer et rendre visible une rupture entre deux époques, deux façons de gouverner. Le bureau de l'ex-dictateur, Al-Marzouki ne s'y est pas installé. Il a préféré en faire une salle... d'attente. Juste une salle d'attente. Toute une aile, énorme et soigneusement meublée et décorée, du Palais de Carthage sur laquelle les Ben Ali et les Trabelsi avaient fait main basse pour en faire une propriété privée ouverte aux seuls membres de la famille et du clan, est désormais revenue à sa vocation initiale et c'est dans cette partie du Palais qu'Al-Marzouki a choisi d'installer ses bureaux. C'est là qu'il nous a reçus, sans grands procédés protocolaires, toujours sans cravate, dans un salon sobre, mais avec le même enthousiasme et la même passion qui animait le président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme. Et, signe qu'Al-Marzouki progresse bien à “l'école" du pouvoir après avoir brillamment réussi à celle de l'opposition, son discours est dépouillé de fioritures, même s'il n'a rien perdu de sa verve, et ses gestes sont moins amples, moins secs. Des convictions bien chevillées Pour autant, il ne donne pas l'impression de douter de ses convictions bien connues. Et, s'il admet volontiers que les Tunisiens, y compris lui-même, avaient sous-estimé les dangers du salafisme, il ne manque pas de rassurer : la Tunisie est un “pays sage". Il en veut pour preuve le prix payé en vies humaines, très inférieur au nombre de morts enregistrés en Syrie ou en Libye, pour se libérer du régime déchu. Pour lui, les discours extrémistes et la violence qui minent la vie politique tunisienne sont à mettre sur le compte des effets pervers légués par la dictature. Et quand on lui rappelle que la place de la femme, jadis acquise et indiscutable en Tunisie, fait désormais objet d'un débat qui, peut-être, est le signe d'une régression en cours, Al-Marzouki ne se démonte pas. Oui, le salafisme peut nuire à l'image de la Tunisie. D'autant que ces travers et d'autres, nourris, souvent sous forme de ressentiments, par la dictature pendant des années, sont aujourd'hui amplifiés et démultipliés par les médias qui, eux, souffrent des “effets pervers de la liberté". Mais là s'arrête la nuisance du salafisme car, estime-t-il, la Tunisie est profondément “ancrée dans la modernité" et l'appel d'un cheikh ou d'un quelconque illuminé à la légalisation de la polygamie ne risque pas d'avoir de grands échos. “Je suis pour la liberté de la presse mais il nous faut avoir une presse", dit-il. Comprendre : une presse qui ne soit pas portée sur le défoulement après des décennies de censure et de refoulements. Indigné par le retard dans la construction maghrébine Direct, tranchant et fermement convaincu, l'homme ne mâche pas ses mots. On le vérifiera encore lorsqu'il abordera le retard accusé dans la construction maghrébine. Evoquant le taux d'intégration économique au Maghreb, le plus bas de toutes les régions et sous-régions du monde, il dira alors avoir lu dans les yeux de Barroso, qui lui en parlait en marge d'une réunion des 5+5, une “indignation" qu'il dit comprendre et partager. Et l'on comprend bien qu'il la partage, cette indignation qui s'ajoute à ses frustrations, lui qui a incontestablement, du moins dans ce dossier, quelques longueurs d'avance sur ses pairs maghrébins. Il en est, lui, à accorder aux citoyens des pays du Maghreb le droit de voter aux municipales tunisiennes sans attendre la réciprocité. Si les limites de ses possibilités d'action et de sa marge de manœuvre face aux grandes attentes des Tunisiens lui valent une frustration et si ses bonnes vieilles espérances désormais contrariées ont sur lui l'effet d'“une douche froide", Moncef Al-Marzouki n'en démord pas. Visiblement, son idéal d'homme de gauche, de militant des libertés et de la démocratie qui l'avait conduit en prison et mené à l'exil ne l'a pas quitté. L'un et l'autre font encore bon ménage. Mais désormais, le rêve a un palais, celui de Carthage. S. C.