L'un des tableaux que Bouzid a réalisé dans les années 1960 représente des oliviers et est placé sous l'influence bénéfique de Cézanne. Réalisée à la même période, une de ses marines est placée quant à elle sous l'influence de Marquet et les deux œuvres sont pleines de sensibilité et auraient pu fournir à l'artiste des voies intéressantes à investir. Mais l'artiste choisira une autre voie, plus personnelle. Durant les années 1970 et 1980, la peinture de Bouzid se déleste de la réalité et se remplit de visions où des hommes, plutôt des silhouettes longilignes et fantomatiques se terrent dans des espèces de grottes. Anonymes et muets, errants dans des espèces de cavernes ou au milieu de vastes étendues où se projettent des lumières atones, ces personnages semblent complètement égarés, seuls, sans perspectives, bien qu'ils soient toujours en groupes, debout ou assis comme dans des réunions clandestines. On y identifie parfois des paysans engoncés dans leurs djellabas, car les tableaux réfèrent au monde rural. S'agit-il de moudjahidine dans les grottes fuyant la répression coloniale ? S'agit-il, plutôt, d'un souvenir lointain de l'enfance encore préservé dans le subconscient de l'artiste ? Ou s'agit-il d'une étude sur la foule dans notre monde moderne où l'individu se trouve complètement étouffé par la masse ? C'est à la solitude de l'homme dans la foule que ces œuvres semblent renvoyer. Des hommes se sont réunis dans un lieu secret pour préserver leur intégrité et leur dignité d'humains ? Rappelons que dans les années 1970, l'Algérie était socialiste, et sous ce régime, comme tous les régimes inspirés du communisme, la personne humaine est biffée au profit de la collectivité, même si elle satisfait les besoins matériels de tous. Mais ce n'est là qu'une hypothèse parmi d'autres car, contrairement à un Issiakhem ou un Khadda, Bouzid ne s'est jamais exprimé publiquement sur son art, voire il a toujours été un homme réservé pour que l'on puisse donner avec certitude un sens à ces peintures. En tout cas, dans les œuvres des années 1970 couve du mystère et parfois un drame, qui nous interpellent même si nous ne savons pas quel sens exact leur donner. Dans les années 90, le peintre s'installe en France et sa peinture revient alors aux paysages et à des scènes de vie plus plausibles et paisibles, néanmoins toujours marquées par une certain symbolisme ou une sorte d'onirisme surréalisant. Ces paysages souvent ensoleillés annoncent le tempérament champêtre intarissable d'un artiste attaché à la terre de son pays dont il met en valeur les couleurs et la lumière d'une manière très personnelle. Désormais, les paysages s'éclaircissent et s'illuminent comme pour porter tous les soleils qui manquent à l'artiste. En Europe donc, les couleurs d'Algérie s'imposent d'elles-mêmes, dans des peintures pleines de chaleur, éclatantes et lumineuses. Mais le style et le tempérament sont personnels, et la rêverie y compense la nostalgie. Les personnages hiératiques ont disparu, remplacés par d'autres, franchement affairés à leurs tâches de ruraux qui font partie intégrante de la nature, comme dissous du paysage : glaneuses de blé, bergers avec leurs troupeaux, femmes en train de rouler du couscous, chevaux dans les prairies, scènes de moissons, cascades, champs de blé, paysages urbains, marines... La nostalgie s'empare de l'œuvre. Bouzid connaît à fond la nature, avec ses couleurs, ses formes et ses structures, et il lui aurait été facile de faire des paysages dans le figuratif ou un semi-figuratif serein ou même d'être tenté par la façon orientaliste. Mais peindre pour lui n'est pas reproduire ; et dans la nature il ne voit pas que des paysages, ni des minéraux, des végétaux et des animaux. La nature pour lui a une âme commune aux êtres et aux choses qui l'habitent et c'est ce mystère qu'il tente de capter. Des peintures comme “La fenaison" (1996) et “Reflets" (1999) montrent l'attachement de Bouzid à un style de vie où la communion avec la nature est possible et les paysages sont encore vierges de toute pollution. Dans “Ce qui reste", datant de 1999, il y a deux femmes, deux hommes et un cheval dans un cadre champêtre, comme pour dire que la modernité n'a presque rien laissé de la vie traditionnelle d'antan qui affleure avec nostalgie dans tous les tableaux de l'artiste. Comment résister à la beauté de ces paysages encore vierges du pays ? Vaste est l'Algérie. À elle seule, la région de Lakhdaria vaut tous les sites du pays, car c'est là que l'artiste a vu le jour, non loin de ces gorges dominées par des villages tournés vers le Djurdjura. Sa région, terre de richesses, de beauté et d'émerveillement, est la matière essentielle de l'artiste. Bouzid cherche l'âme dans un paysage, qui n'est pas un lieu sauvage, de solitude ou de méditation pure, mais un lieu de vie et de travail pour l'homme. La nature donne à manger à l'homme et le socialise. C'est le lieu d'un rapport économique et culturel. Aussi banal soit-il, ce lieu semble sacralisé par l'artiste. Les attitudes qu'il donne aux personnages et aux animaux sont comme figées dans le temps. La nature elle-même semble comme arrêtée en un instant qui pourrait être éternel. Les années 2000, la peinture de Bouzid s'approfondit et se renforce sur l'imaginaire, tout en restant fidèle à son monde champêtre. Il faut donc préciser qu'il ne s'agit pas de scènes d'un artiste citadin ému par la nature, mais celles d'un rural qui ne peut s'en détacher, qui ne sait respirer que l'air de sa montagne et qui lui reste fidèle, malgré l'éloignement de son pays. Chacune de ses œuvres est une preuve que la montagne habite Bouzid jusque dans les tréfonds de son âme, avec ses chevaux, ses moutons et ses chèvres, ses arbres, ses collines et les hommes qui les habitent. Fondamentalement nourrie de la terre natale, cette œuvre puise toute sa thématique de Lakhdaria, en y ajoutant une grande dose d'onirisme et d'imaginaire afin de ne pas tomber dans le naturalisme plat. En regardant ces peintures, on sait seulement qu'il s'agit de la campagne ou de la ville, par la présence forte ou rare des plantes, d'animaux ou d'indices qui s'y apparentent. Mais on sait qu'il s'agit de l'Afrique du Nord dont l'artiste sait capter les différentes lumières, celles violentes ou douces, celles des matins pluvieux ou celles des crépuscules d'été. C'est une gageure de faire du paysage d'Algérie sans tomber dans la vision melliflue de beaucoup d'orientalistes ou dans la banalité toute simple. Mais ici, plutôt que des paysages, il s'agit d'ambiances champêtres, car les choses sont floues, mal cernées, mal définies. Les personnages eux aussi sont à peine esquissés. Ils se découpent dans des halos, des zones d'ombre ou de lumière. Ces plans créent des ambiguïtés spatiales qui ne permettent pas de définir le premier plan ou l'arrière-plan. Les distances et la profondeur sont ramenées à des juxtapositions trompeuses de plans. Si les moutons sont bleus, pourquoi l'objet qui est au loin ne doit-il pas sembler le plus proche ? Comme Matisse, Bouzid aime les ambiguïtés spatiales et chromatiques et c'est ce qui donne à son œuvre son originalité technique. Cette œuvre est alors en porte-à-faux entre la réalité et l'imaginaire. Elle a à la fois un caractère documentaire par ses références au monde rural ou citadin et un caractère onirique, car on ne sait ce qu'y font ces personnages flottants, sans identité. Même lorsqu'un cavalier y est peint, on ne sait s'il s'agit d'un prosaïque paysan sur sa monture ou d'un personnage de légende qui s'en va conquérir le monde. Le cheval peut être vert, et cette ambiguïté chromatique rajoute du mystère. Une enfant semble cueillir des étoiles. Voilà une procession qui ne dit si c'est joie ou deuil. Ici, des hardes de chevaux dans une aurore qui semble boréale. Là, des champs de blé bleus alors que la chlorophylle est verte... Prolifique imagination d'un artiste coupé de sa terre et dont l'imaginaire entremêle réalité et merveilles, additionnées à ces craintes infantiles qui ne nous quittent jamais. Certes, Bouzid vit loin de son pays, pour les besoins professionnels, car l'art en Algérie ne fait pas vivre son homme, mais il n'est jamais coupé de ses racines : son pays l'habite et il le visite souvent. à certains, ce regard qu'il porte sur son peuple peut paraître distant mais peut-on être distant du peuple lorsqu'on n'a peint que lui ? En outre, ici, la tendresse pour la patrie est toujours teintée de l'angoisse pour son avenir, tant les spectres qui pèsent sur la région sont nombreux. Le politique donne raison à Bouzid, autant que l'économique et le social. L'artiste est également poète. Ses poèmes sont fins et pleins de sensibilité. En voici un qui illustre parfaitement sa peinture : “Le souvenir sécrète-t-il le tableau ? - Ou, à l'inverse, la toile - Réveille-t-elle le souvenir ? - En lui donnant la parole - Dans des rapports créés - Donc, nouveaux - En réalité, mémoire et toile - S'induisent l'une l'autre - Fil et cylindre d'un même solénoïde - Et c'est parce que la lune l'a voulu - Que le cheval est - Vert" Bouzid a réalisé le sceau et les armoiries de la République algérienne démocratique et populaire en 1963. Le pays vient de fêter le 50e anniversaire de l'indépendance. C'est à un artiste digne de ce nom comme lui qu'aurait dû revenir la réalisation de la maquette du billet de 2000 DA et de la pièce de 200 DA, ou à l'un des réalisateurs des timbres algériens qui n'ont jamais déshonoré le pays. A. E. T.