Deux ans après la révolution de Jasmin, la Tunisie est plongée dans une crise politique, sur fond de difficultés économiques, conjuguées aux menaces que pèsent les salafistes sur la stabilité du pays. En raison de nombreuses divergences entre les partis, la sortie de crise s'annonce laborieuse. Au troisième étage d'un immeuble, sis au milieu de l'avenue Djamel-Abdel-Nasser, non loin de la célèbre avenue Habib-Bourguiba, épicentre de la révolution de 2011, en plein cœur de Tunis, les locaux qui abritent le Parti des patriotes démocrates unis (PPDU) de feu Chokri Belaïd ont l'aspect d'une fourmilière. Dans le vaste salon, autour d'une grande table, ce dimanche 10 février, de jeunes militants, des femmes et des hommes dont certains se tutoient par le vocable cher à la gauche, “camarade", s'affairaient à confectionner des portraits du défunt, devenu désormais icône de la gauche tunisienne. Dans une pièce attenante, Mohamed Jmour, vice-président du PPDU, multiplie les réunions avec des responsables de l'exécutif du parti sur les prolongements à conférer à l'impressionnante mobilisation citoyenne qui a accompagné deux jours plutôt l'enterrement de Chokri Belaïd. “La lutte va continuer. Les vœux de Chokri seront exaucés", promet Abdelmadjid Belaïd, frère de Chokri, encore éprouvé par cette disparition. Les traits tirés, l'air fatigué, il est sollicité sans cesse par les médias. Entre une interview et une autre, il reçoit les hommages et les condoléances des militants et d'anonymes. “C'est la réponse du peuple", glisse-t-il à propos de la marée humaine qui a accompagné son frère à sa dernière demeure depuis le domicile mortuaire à Djebel Djendoud jusqu'au cimetière de Djelaz dans la banlieue sud de Tunis. Deux jours après l'enterrement qui a vu la présence de milliers de femmes dans le cimetière, image rarissime dans les pays arabes, et qui n'a pas manqué de faire grincer des dents au sein de la mouvance islamiste, le parti de Chokri Belaïd tente de maintenir la mobilisation pour faire aboutir ses revendications parmi lesquelles la mise sur pied d'une instance indépendante pour l'organisation des élections et un code électoral démocratique. La veille déjà, une réunion a regroupé ce parti avec d'autres formations politiques, pour l'essentiel issues de la gauche, au siège du front populaire, dénomination de cette coalition de partis emmenée par Hamma El-Hammami, figure de proue de la gauche tunisienne. “Il y a désormais une étape après le 8 février. Les gens sont sortis spontanément et de tous bords. Ils sont indignés et ont pointé du doigt le gouvernement. Ils ont raison, c'est un assassinat politique", soutient Abdelkrim Hssairi, membre du bureau politique du PPDU. Ce vieux militant, proche de la soixantaine, estime que “le 8 février a créé une nouvelle légitimité en Tunisie". “Le gouvernement n'a rien réalisé des revendications de la révolution, affirme-t-il. Il n'a pas créé d'emplois. Le bilan est négatif. L'assassinat de Chokri Belaïd est une provocation d'Ennahda pour qu'il y ait une réaction violente de notre part. S'ils pensent à la violence, c'est qu'ils ont échoué, que le front populaire a pris de l'ampleur." C'est donc le mouvement Ennahda, perçu comme le mal du pays, qui est désormais la principale cible de nombre de partis laïcs. “Ghannouchi assassin, Ennahda dégage", “Tunisie libre, Ghannouchi dehors", “Non au terrorisme, non au fascisme, notre révolution est celle de la liberté", “Que tombe le parti des Frères !", scandaient à l'unisson des milliers de voix lors de l'enterrement de Chokri Belaïd. Repli identitaire et soupçons de complot Tétanisé sans doute par l'ampleur de l'onde de choc provoquée par l'assassinat de Chokri Belaïd au sein de la société tunisienne, le mouvement Ennahda, déjà empêtré dans la crise politique et son incapacité à remettre l'économie tunisienne sur les rails, bat le rappel de ses troupes pour une démonstration de force sur l'avenue Habib-Bourguiba, le lendemain des obsèques. Pari presque perdu : ses militants appuyés par les salafistes n'ont pas drainé la grande foule à même de rivaliser avec les laïcs. Mais c'était suffisant pour le parti de Ghannouchi pour désigner à la vindicte populaire ses cibles : le parti Nida Tounes de l'ancien Premier ministre Beji Kaïd Essebssi —considéré comme relique de l'époque Bourguiba et Ben Ali— et la France. “La France est complice du complot avec Essebssi contre la révolution. Il faut écarter la France et les extrémistes de la gauche. Il faut retourner à l'identité. Nous sommes des musulmans et l'avenir est dans l'Islam", soutient Zoheir, un militant d'Ennahda. Ce soupçon de complot est dirigé aussi par le Congrès pour la République (CPR), parti du président Marzouki (membre de la troïka au pouvoir avec Ennahda et Ettakatol du président de l'Assemblée constituante (ANC), Mustapha Ben Djaffar) contre certains partis de gauche. “Ceux qui demandent la dissolution de l'ANC cherchent un coup d'Etat", accuse Mohamed Abbou, numéro deux du CPR. Mais ces accusations dissimulent mal les remous qui secouent Ennahda et le CPR et leurs craintes de perdre le pouvoir. Alors que le parti de Rached Ghannouchi est engagé dans un bras de fer avec son numéro deux, le Premier ministre, Hemadi Djebali, dont la proposition de nomination d'un gouvernement de technocrates, prévu pour aujourd'hui, ne fait pas consensus, le CPR qui a connu une hémorragie parmi ses élus redoute d'être broyé par l'opposition. Signe de son malaise : tout en assumant sa responsabilité au sein du gouvernement, il reproche à Ennahda de n'avoir pas “pris certaines décisions depuis une année". Et pour être en phase avec l'opposition, il surfe sur l'affaire “Chokri Belaïd". “Il faut qu'on connaisse la vérité sur l'assassinat de Chokri", clame Mohamed Abbou. Vaine manœuvre : “Le CPR défend les mêmes valeurs qu'Ennahda", accuse Abdelkrim Hssaïri, renvoyant ainsi dos à dos les deux partis. Il reste qu'au sein de l'opposition, on a du mal aussi à accepter certains partis, comme Nida Tounes qu'on assimile comme le réceptacle des éléments de l'ancien régime déchu de Ben Ali. La hantise du scénario à l'algérienne Face à ces divergences qui compromettent l'élaboration de la Constitution et retardent le calendrier électoral, le puissant syndicat UGTT, qui a joué un rôle-clé dans la chute de Ben Ali, joue la sentinelle de la révolution et plaide pour le dialogue entre toutes les parties. “Nous sommes une force de proposition. Nous contrôlons le gouvernement, mais nous nous tenons à équidistance de tous les partis. Nous ne donnons de chèque en blanc à personne", assure Mohamed Habib Sagra, responsable à la direction de l'UGTT et dont l'appel à la grève lors des obsèques de Chokri Belaïd a été massivement suivi. “On vit une crise sur tous le plans, on ne peut sortir que par consensus et dialogue. L'UGTT n'a pas l'intention de prendre le pouvoir, c'est un cadre pour réunir", rappelle-t-il. Mais dans un contexte marqué par des tensions sociales, parfois violentes, sur fond de chômage (plus de 16%) et de misère (inflation 6%) conjugué aux menaces que fait peser le mouvement salafiste sur la sécurité et la stabilité, beaucoup craignent un glissement vers un scénario similaire à celui vécu par l'Algérie durant les années 1990. “On craint que ça aille à la guerre civile, on craint l'exemple algérien", redoute Mohamed Habib Sagra. “On doit éviter le scénario à l'algérienne", a plaidé, pour sa part, Mohamed Abbou. Des appréhensions partagées par la jeune activiste et bloggeuse, Henda Hendoud. “Y a un bras de fer qui nous a mené à une impasse. Depuis le début de la révolution, j'ai toujours pensé que les Tunisiens pouvaient et doivent dialoguer. Jusqu'à aujourd'hui, on n'a pas abouti à la réconciliation, il y a beaucoup de fractures, un manque de dialogue. Ennahda s'isole de plus en plus. Pour sortir de cette impasse, il faut des concessions de part et d'autre", estime-t-elle. Selon elle, ceux qui sont au sein de l'Assemblée constituante “ne représentent pas la majorité". “L'ANC a repris les même pratiques qu'avant", accuse cette activiste, diplômée de l'Institut de journalisme de Tunis. C'est pourquoi les lendemains ne s'annoncent pas reluisants, redoute-t-elle. “L'assassinat de Chokri Belaïd va mener à plus de radicalité des deux côtés. Ça fait vraiment peur. Y a un échange d'accusations qui dénote qu'on n'a pas encore tiré les leçons. Ennahda va continuer son discours violent et je pense que les prochains mois seront beaucoup plus violents en Tunisie, surtout avec cette impasse politique". Une peur du lendemain qu'alimentent les difficultés du quotidien. “Je ne regrette pas le départ de Ben Ali, mais au moins on était tranquilles, stables", avoue Mohamed, un vendeur à la vieille médina où le flux des touristes a drastiquement chuté. Deux ans après la “révolution du jasmin" qui a suscité beaucoup d'espoir et forcé l'admiration sous toutes les latitudes, les Tunisiens sont plus que jamais à un tournant décisif de leur histoire. Ils cherchent le bon port... K. K.