La création de Sonatrach et la nationalisation des hydrocarbures sont, en effet, deux évènements fondateurs de l'histoire de l'Algérie indépendante, indissociables. Il me semble tout à fait opportun de rappeler, à ce propos, que les Algériens avaient dû consentir quatre années supplémentaires de durs combats et d'immenses sacrifices pour mettre en échec les plans gaullistes de partition de l'Algérie visant à l'amputer du Sahara et des richesses de son sous-sol. L'Algérie allait accéder à l'indépendance lestée, en vertu des Accords d'Evian, d'un compromis qui conférait à l'activité pétrolière une sorte de régime d'extraterritorialité. Comme on disait, alors, l'Algérie regardait passer le pétrole. C'est Sonatrach, précisément, qui va constituer l'instrument de la stratégie de révision de “l'Evian pétrolier". Est-il besoin de souligner que le récit de la genèse de l'entreprise Sonatrach ne va nullement correspondre à celui qui décrirait l'émergence de l'entreprise du capitalisme familial industriel occidental. Le fait générateur de Sonatrach n'a été ni une denrée coloniale à commercialiser, ni une technique à exploiter, ni un produit manufacturé à promouvoir sur le marché, ni une fortune familiale à capitaliser. C'est un décret signé par le président de la République Ahmed Ben Bella, un 31 décembre 1963, qui a donné naissance à la société nationale de transport des hydrocarbures. Hormis ce document, décisif certes, les promoteurs de la société ne possédaient ni les capitaux considérables que le lancement d'une telle affaire exige, ni la formation requise par le métier de pétrolier, ni l'expérience acquise sur le terrain et permettant d'opérer l'infrastructure de transport des hydrocarbures ou celle de leur exploitation. Sonatrach est une création ex-nihilo qui ne peut embrayer sur nul acquis antérieur : ni industriel, ni technologique, ni entrepreneurial, ni managérial. C'est dire l'ampleur du défi. Les barrières d'accès n'étaient pas, d'ailleurs, que techniques ou d'expertise puisque l'activité était exclusivement aux mains des compagnies françaises, ainsi qu'en avait décidé le compromis d'Evian. Le statut formel conféré par le décret restait sans objet. Faits et évènements vont obéir, dans un premier temps, à une finalité politique dominante, s'émanciper du carcan d'Evian. D'emblée, la perspective d'entreprise de Sonatrach était donc inscrite dans un projet politique d'envergure : assurer le contrôle national sur les ressources en hydrocarbures du pays et leur maîtrise pour les mettre au service du développement national. Donner au jeune Etat indépendant les moyens de l'autonomie de décision nationale dans le domaine de l'économie comme dans les autres. Pour “semer le pétrole au profit du développement", il fallait s'en donner les moyens politiques : nationalisation puis autonomie vis-à-vis de la fixation des prix et du rythme de production des hydrocarbures. La cible tracée, Sonatrach allait occuper, segment après segment, le champ défini par son objet social. D'abord, en entrant dans le transport par pipes, puis en opérant une incursion dans la recherche-exploration, ensuite en prenant le monopole de la distribution, enfin en orchestrant la prise en main organisée et méthodique des gisements par les travailleurs algériens des sociétés nationalisées. Avec les nationalisations du 24 février 1971, Sonatrach devenait détenteur de réserves, explorateur, producteur, transporteur, vendeur, exerçant le contrôle intégral sur l'ensemble des activités hydrocarbures, de l'amont à l'aval. Le n° 1 des sociétés nationales est investi d'une triple fonction : source de financement du développement, d'approvisionnement énergétique à long terme et de matière première pour l'industrie pétrochimique. Sonatrach va fournir, durant toute la période qui nous sépare du premier plan triennal 1967-1970, la quasi-totalité des recettes en devises de l'Etat, les deux tiers en moyenne de ses recettes fiscales. La disponibilité croissante des revenus de Sonatrach va servir à nourrir durant les plans 1967-70,1970-74, 1974-1978 et 1980-1984, un effort sans précédent de développement national, accéléré et affranchi des contraintes de profit. Une infrastructure énergétique et industrielle moderne se met en place. A l'Etat, complexe institutionnel en construction, Sonatrach va apporter sa substance moderne : les réseaux énergétiques et leurs normes techniques et de droit, la logistique experte dans le champ de la négociation, les ressources financières de la programmation et de la prospective. Sonatrach est à la fois, pionnier dans l'acquisition des technologies de pointe et des systèmes modernes d'organisation et de management, creuset d'une œuvre de formation sans précédent par son ampleur et sa qualité, foyer d'innovations sociales remarquables et source de rayonnement international. Mais la finalité suprême implicitement assignée à la société pétrolière algérienne était de créer les conditions de son propre dépassement. Comme un non-dit se profilait un objectif de mise en selle d'un relais non pétrolier, véritable enjeu d'une croissance auto-entretenue. Cet objectif impliquait progressivement le passage de Sonatrach, “machine à fabriquer de l'argent" à celui de Sonatrach, locomotive qui entraîne tout le train du développement national. Cette perspective va être avortée. Après la disparition du président Houari Boumediène, les consensus construits autour de la stratégie de développement national et du rôle et de la place de Sonatrach vont être rompus puis remis, pas à pas, en question. Le tournant va s'accentuer avec l'effondrement des prix du pétrole, en 1986. C'est la création des “outils institutionnels" du passage à l'économie de marché qui va désormais focaliser toutes les politiques économiques qui se succèdent au gré des changements de gouvernement. La problématique du mode de régulation s'est assujettie celle, jusque-là prépondérante, du développement. Elle ne va pas tarder à l'éclipser complètement. Le développement devient “le fruit promis d'une croissance spontanée transmise par le marché mondial et une spécialisation fondée sur les avantages comparatifs". La question de l'attractivité du cadre institutionnel et du “climat des affaires" en constitue la variable clé. Le discours idéologique sur la rente pétrolière et la “malédiction des ressources" étend son hégémonie. L'étau de l'endettement se resserrant, l'enjeu primordial n'est plus le développement du pays mais sa capacité, et donc celle de Sonatrach, à faire face aux échéances de plus en plus pressantes de la dette extérieure. Le contexte de l'ajustement structurel va renforcer la perception dominante de Sonatrach, “machine à fabriquer de l'argent", qui doit impérativement maximiser les flux de recettes devises et fiscales que son activité génère : exporter plus, extraire plus, découvrir plus, investir plus. Un rouage instrumental de l'Etat rythmé par le seul cycle des prix pétroliers. Sont laissées en arrière-plan, les questions de ses implications en termes d'endettement extérieur, de ses effets d'entraînement sur les autres branches de l'économie, de son contenu en emplois nationaux, de ses retombées en termes de développement du potentiel technologique et d'innovation national, d'intégration de la PME-PMI. Au début des années 2000, le statut lui-même de Sonatrach va faire l'objet d'une tentative de remise en cause radicale, à la faveur d'un projet de loi sur les hydrocarbures qui va rompre le consensus national sur le rôle d'outil stratégique clé de l'entreprise. Elle va laisser des traces négatives sur la qualité de l'organisation, du management et d'une manière générale des ressources humaines du numéro 1 des entreprises algériennes. Aujourd'hui, dans un contexte de périls sécuritaires régionaux accru et de menaces de recolonisation, l'atout économique national-clé est confronté à des défis nouveaux pour ne pas dire inédits, pour certains d'entre entre eux : la difficile équation de “l'équilibre entre notre consommation croissante, le besoin des ressources financières de l'exportation et les besoins des générations futures, renouveler ses réserves avec un accent particulier sur l'amélioration des taux de récupération des méga-champs mais aussi l'offshore et le sud-ouest peu exploré, sécuriser ses débouchés gaziers, s'engager dans un nouveau mix énergétique à prédominante énergies renouvelables, affronter l'inconnue des gaz non conventionnels. Ces défis imposent de réinscrire la perspective d'entreprise Sonatrach dans une vision nationale globale et de long terme. Une mutation considérable : passer du rôle de pourvoyeur d'énergie et de source de financement à celui d'acteur énergétique et industriel. Ces défis commandent de penser l'inflexion stratégique en termes de management. La fonction financière impartie à Sonatrach depuis sa naissance pour des raisons historiques connues, a marqué de son empreinte le mode de fonctionnement et de gestion de l'entreprise. Les cadres et les techniciens qui font la Sonatrach ont toujours considéré que la mission suprême dont ils sont investis est de faire produire la “machine à fabriquer de l'argent" au maximum et avec le minimum de risques. Aujourd'hui, il devient urgent de penser le changement de paradigme pour passer de la stratégie du faire-faire à celle du développement des savoirs et savoir-faire nationaux. A. R. (*) Abdelatif Rebah, ancien cadre du ministère de l'Energie, auteur de plusieurs ouvrages dont Sonatrach, une entreprise pas comme les autres.