L'Algérie s'apprêtant à réviser la Constitution, partis et personnalités publiques ne cessent d'émettre leurs avis sur les amendements susceptibles d'être effectués. Les points, portant sur le régime politique, sont le plus souvent évoqués. Mais bien d'autres, d'une importance égale, voire supérieure, ne sont pas abordés. Il en est ainsi, par exemple, de la question identitaire, précisément la question amazighe. En effet, trente-trois ans après la sortie dans l'espace public du débat sur la question, en avril 1980, l'officialisation de tamazight est aujourd'hui parfaitement à l'ordre du jour. Aux enjeux sécuritaires d'une grande importance, cette question doit être prise en charge en toute urgence. L'officialisation de tamazight est une nécessité non pas seulement culturelle et identitaire, mais aussi politique et sécuritaire. Consacrée langue nationale depuis 2001, il n'en demeure pas moins que la langue amazighe, pourtant parlée dans les quatre coins du pays, est enseignée uniquement dans huit wilayas et d'une façon très désordonnée, les caractères d'écriture et les programmes enseignés différant d'une région à une autre. Les différents dispositifs mis en place en vue de la promotion et de la généralisation de son enseignement, notamment le HCA et la CNPLET, se sont vite heurtés à la réalité du terrain, laquelle réalité est fondamentalement façonnée par un manque flagrant de volonté politique. La langue amazighe, en dépit des engagements plusieurs fois réitérés des autorités publiques, le président de la République y compris, vit aujourd'hui dans une totale stagnation. Le caractère facultatif de son enseignement, et ce, même dans les régions où elle est traditionnellement langue dominante, en constitue un des éléments évocateurs de cette situation qui est, pour le moins, dangereuse pour la cohésion nationale et la stabilité du pays. Dangereuse est la situation parce que, comme nous l'avons dit plus haut, la question revêt une dimension sécuritaire d'une grande importance. En effet, l'exclusion de tamazight du champ institutionnel, fruit d'une infériorisation consacrée par la loi fondamentale du pays, représente une sérieuse menace “asymétrique" pour l'Algérie, d'autant plus que ce contexte empreint d'inégalité, institutionnalisé, est incompatible avec la réalité et est récusé par une bonne partie de la population, notamment les locuteurs traditionnels des différents dialectes amazighs. Il est d'ailleurs connu dans le domaine des études politiques que la fausse définition de l'identité d'une nation multilingue, le cas de l'Algérie, en réduisant cette définition à une simple domination d'une des langues sur le reste de l'environnement linguistique national, peut générer de multiples tensions, voire des conflits communautaires et faciliter une ingérence étrangère. En Algérie, dans le sillage du modèle français hérité de la période coloniale et, probablement, pour des objectifs de pouvoir, la politique linguistique algérienne a exclu tout débat sur le plurilinguisme durant plusieurs années. Tout le monde a à l'esprit les professions du président Ben Bella et de son successeur Houari Boumediene qui ont défendu des politiques identitaires exclusivistes, d'essence jacobine, portées par le slogan “Une nation, un peuple, une langue". Cette politique, malheureusement toujours en vigueur, a défini tamazight comme langue à statut inférieur par rapport à l'arabe et l'a réduit à un simple patrimoine culturel qui ne se conjugue qu'au passé. Cette situation a donné naissance par le passé à plusieurs dérapages et mouvements de protestation qui se sont soldés par des arrestations, des tortures et, quelquefois, des assassinats. Il en est ainsi du mouvement d'Avril 1980, du boycott scolaire en Kabylie durant l'année 1994, des protestations ayant suivi l'assassinat de Matoub Lounès en juin 1998 et, enfin, du mouvement dit “des ârchs" ayant secoué le centre du pays durant plus de deux ans et qui a entraîné la mort de 126 jeunes. Ces politiques identitaires d'essence jacobine appliquées depuis l'Indépendance ont également provoqué des tensions, bien que moins importantes, dans les autres régions traditionnellement amazighophones, à l'instar des Aurès, de la vallée du M'zab et chez les Touareg. Aujourd'hui encore, les ingrédients d'une crise aux relents identitaires mais aussi politiques et sécuritaires sont partout présents. Le divorce entre les différentes communautés linguistiques nationales, bien que latent, est une réalité. L'exacerbation des communautarismes à cause aussi bien des politiques identitaires nationales qui relèguent, institutionnellement, tamazight au rang d'une langue inférieure, que par les médias occidentaux qui font des différences linguistiques un levier stratégique pour la mise en place de leur “théorie du chaos" inspirée par le prophète de la mondialisation, Milton Friedman, est une menace qu'il ne faut pas négliger. Ce qui s'est passé en ex-Yougoslavie et partiellement au Soudan, et ce qui se passe actuellement en Irak, en Syrie et au Mali, est fort évocateur de cette menace. La domination des référentiels identitaires communautaires sur le référentiel identitaire national constitue un facteur majeur susceptible de provoquer la dislocation de l'Etat-nation. En effet, les groupes linguistiques qui revendiquaient jusqu'à un moment donné la reconnaissance de leurs droits culturels et identitaires dans le cadre de l'Etat-nation se sont mués en groupe autonomiste pour certains et indépendantiste pour d'autres. Ce type de revirement n'est pas étranger au contexte algérien. Rien n'empêche les Touaregs maliens qui revendiquent aujourd'hui l'indépendance de l'Azawad d'entraîner, par effet de contagion, des revendications similaires en Algérie, d'autant plus que la politique linguistique algérienne, pas plus que les autres politiques sectorielles d'ailleurs, n'apporte aucune solution fiable et viable pour le problème touareg, segment important de l'identité nationale, qui se pose depuis l'Indépendance. En Kabylie, le problème se pose déjà avec acuité avec la naissance du Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie (MAK) et, par la suite, du Gouvernement provisoire kabyle (GPK) qui revendiquent désormais non pas la reconnaissance des droits linguistiques et identitaires des populations de la région, mais l'indépendance de celle-ci avec, comme mot d'ordre, “Peuple kabyle, sang kabyle et langue kabyle". La fragmentation de la langue amazighe qui se décline aujourd'hui sous forme de dialectes (chaoui, kabyle, touareg, mozabite) renforce le statut de langue dominante de l'arabe, mais crée des frontières entre les différentes communautés linguistiques, ce qui représente un grand danger pour l'unité nationale. Ce danger est encore plus pesant quand on sait que des velléités autonomistes prennent forme dans plusieurs régions ; Mouvement pour l'autonomie des Aurès, Mouvement pour l'autonomie du M'zab, Mouvement pour l'autonomie du Sud. Ce qui est arrivé à la Kabylie avec la naissance du mouvement indépendantiste kabyle peut très bien s'étendre aux autres régions du pays. De plus, le recours par le Kabyle, le Chaoui, le Touareg ou le Mozabite à une langue de substitution qui soit supérieure à la langue dominante, l'arabe, renforce l'aliénation linguistique de celui-ci et en fait un instrument manipulable à merci au profit de la communauté d'accueil. Les associations à caractère culturel qui activent aux Etats-Unis, en France, en Angleterre, en Allemagne et dans bien d'autres pays, et qui sont animées par des militants de cette espèce, sont des moyens d'ingérence et de pression entre les mains de ces pays. L'exemple des Kurdes en Turquie, en Irak et en Iran, des Ouïgours en Chine, sont fort illustratifs en la matière. L'officialisation de tamazight et sa promotion réelle et effective doivent, pour ainsi dire, relever non pas seulement d'une concession politique à faire à des militants déterminés à faire aboutir leur combat, mais d'un élément-pivot dans la politique nationale de défense. La politique linguistique russe peut être, dans ce sens, une source d'inspiration. Pour conclure, afin d'éviter que l'exploitation de la question linguistique pour des buts d'ingérence par les puissances étrangères hostiles à l'Algérie ; pour éviter que la question linguistique ne soit un levain de l'exacerbation des tensions communautaires au niveau national ; pour éviter que les droits culturels et linguistiques des Algériennes et des Algériens ne soient pas exploités par des politiciens en mal de popularité pour des objectifs de pouvoir ; pour éviter que les revendications légitimes des Algériennes et des Algériens ne se muent en revendications indépendantistes à base de frontières linguistiques ; pour éviter que les langues nationales, qui sont expressives de la richesse de notre patrimoine, de notre histoire et de la grandeur des civilisations auxquelles nous avions appartenus et dont nous avons participé à la construction ; pour éviter que la différence ne soit un objet de différends, il est urgent d'officialiser la langue amazighe, cette officialisation devant être accompagnée, dans un premier temps, par sa standardisation, afin d'éviter sa fragmentation, et, dans un deuxième temps, par la généralisation de son enseignement. La promotion de tamazight doit être concrètement prise en charge. Le cas échéant, le chaos n'est pas à exclure. I. A. * Journaliste indépendant Nom Adresse email