C'est la genèse de l'islamisme algérien et de la décennie rouge que ce film collectif va tenter de reconstituer. Le paysage audiovisuel français boude l'Algérie depuis plusieurs mois. L'émission intitulée Algérie(s), diffusée, dans le cadre de Lundi Investigation, tard dans la soirée du 18, n'en a eu que plus de retentissement. Dans la communauté algérienne établie à Paris, assoiffée de nouvelles du pays et surtout d'éclaircissement, le bouillonnement était à son comble. “Parabolés” dans leur majorité, les Algériens de France sont rares à être abonnés à Canal+. Panique donc. Où se mettre à l'écoute de ces exceptionnelles vérités promises par la chaîne et la presse quotidienne et spécialisée ? Dans les cafés de Belleville et de Ménilmontant, on se presse de finir les parties de belote, de dominos ou de loto. C'est qu'il faut vite trouver un hôte pourvu du sésame de Canal+. Il y a bien “La Pétanque” qui possède un écran géant et qui reçoit la chaîne cryptée, mais il ne peut diffuser que les images. Le son n'est pas encore branché. Les téléphones se mettent de la partie. Il faut appeler les connaissances pour leur demander d'enregistrer. Au vu de ce qui a été montré dans la première partie du document, toute cette gymnastique préliminaire en valait le coup. Trop échaudé par la coutumière subjectivité des télés françaises, notamment de Canal+, on a croisé les doigts au lancement du générique. Inévitablement, le récit démarre sur les larmes et les cris d'une mère. “Comment échapper lorsqu'on s'apprête à égrener tant de massacres ? Qui a souillé cette beauté de la Méditerranée ? Qui a déclenché cette calamité ?”, s'interroge le narrateur. Le ton est donné. C'est la genèse de l'islamisme algérien et de la décennie rouge que ce film collectif va tenter de reconstituer. Dilem est en colère. Il en oublie son français. La rage ne peut être vomie qu'en arabe. “Où étaient les démocrates, qui occupent le haut de la scène aujourd'hui, en octobre 1988 ? Dans la foule, je n'ai vu que des gamins.” Brahimi, un islamiste bon chic, avouera dans la foulée que les futurs dirigeants du FIS ont sauté à pieds joints sur l'aubaine : “Nous avons compris qu'il fallait récupérer le mouvement.” Au Printemps 80, une contestation saine s'était installée dans la rue. Craignant la parole et l'association libres, le pouvoir réprime. Pis, il s'est fait l'allié des islamo-baâthistes pour barrer la route aux démocrates. À son corps défendant. Le documentaire de Canal+ a le mérite, témoignages à l'appui, de montrer comment les félons qui marchaient dans le pas de Abassi et Benhadj allaient se retourner contre Chadli et consorts, qui pensaient pouvoir les endormir avec quelques gestes de bonne volonté. Un mot terrible de Boumediène va venir rappeler à tous ceux qui ont voulu l'oublier que religion et politique ont de tout temps été mêlés en Algérie : “Ceux qui prétendent que pour qu'une révolution soit pure, il faut qu'elle soit laïque se trompent.” Voilà à quel moment les jeux ont été faits. Aït Ahmed rappelle la sinistre entreprise de déstructuration de l'école, et donc des mentalités, menée par Ahmed Taleb Ibrahimi : “Ce n'était pas une démarche de culture, c'était une démarche revancharde.” On est dans l'objectif. Le documentaire tient la route. Il désigne déjà l'un des premiers responsables du malheur des Algériens : son école. Abdou B. vient témoigner : “L'une de mes toutes premières actions, à mon arrivée à la tête de la Télévision nationale, a consisté en la fermeture du bureau du FLN et du Bureau de la sécurité et de la prévention (BSP), taupes de la SM au sein des entreprises publiques.” Pendant que le FLN faisait dans la délation, le FIS affûtait ses armes, s'apprêtait à devenir la première force politique du pays, la seule. Effrayantes ces images des manifestations intégristes rappelées à notre bon souvenir par les trois réalisateurs. Ces têtes mangées par les barbes, qui vocifèrent, n'ont rien à envier aux damnés de Guantanamo. Même avec du recul, on n'arrive pas à y croire. Etions-nous vraiment en Algérie ? Le cauchemar était intégral. Il aurait pu être fatal si après le premier tour des législatives de décembre 1991, l'armée, soutenue par une poignée de démocrates et une majorité silencieuse, n'avait pas mis le holà. Chadli est débarqué. Face aux caméras de Canal+, Khaled Nezzar assume : “Nous savions que le FIS allait l'emporter au premier tour, mais que fallait-il faire ? Un coup d'Etat ? Notre armée est légaliste.” Rédha Malek sort de ses gonds : “Il ne fallait en aucun cas légaliser le FIS qui a une idéologie fascisante. Ce n'est pas la démocratie...” Le message est adressé aux Occidentaux qui pleuraient à l'époque le sort de ceux qui aujourd'hui réduisent leurs gratte-ciel en poudre... Autre mérite de ce document bien ficelé : nous avoir fait revivre la voix et les yeux de l'imberbe Benhadj. Discours toléré par Chadli qui pensait pouvoir “islamiser les démocrates et démocratiser les islamistes”. “Dans la politique, il n'y a pas que le Livre, il y a aussi les armes. On me parle de loi... Où est la loi ? Je suis hors la loi, mais je ne suis pas un hors-Coran. C'est Dieu qui recommande d'avoir recours aux armes. Je ne vais pas délaisser la parole de Dieu pour celle des hommes. Je prendrai les armes. Je les ramènerai de Tataouine s'il le faut. Eux, ils ramènent bien leurs gaz lacrymogènes d'Israël !” C'est pile-poil, ce qu'on dénomme un appel au crime. Toutes ces diatribes guerrières étaient distillées du haut des minarets de l'ensemble du pays. Le fils d'Ali Benhadj, 5 ans, relaie le père, emprisonné enfin : “Que Dieu chasse les tyrans. Nous combattons pour l'Etat islamique.” Quel sens donc un enfant de cet âge peut-il mettre dans le verbe combattre ? Où était l'Etat en ce temps-là ? Hamrouche refuse d'être mouillé : “Je n'ai jamais négocié avec le FIS.” Pourtant, c'est bien lui qui aurait dit à Sadi : “J'ai besoin du FIS.” L'armée sauve l'avenir et ramène Boudiaf. Il affiche d'emblée son intransigeance. Pas question de céder un pouce d'espace à l'intégrisme. Il jure par ailleurs de venir à bout de la corruption. Est-ce pour cela qu'il a signé son arrêt de mort ? Les images du crime d'Annaba sont déchirantes. Les lumières de Paris avaient quelque peu estompé la douleur. Algérie(s) a retourné le couteau dans la plaie. À l'heure où nous écrivons, nous n'en avons visionné que la première partie. Le pire semble à venir puisque, apparemment, on va nous faire plonger dans la décennie rouge. Les émigrés se tiennent le ventre. Drôle de spectacle pour des soirées de ramadhan ! À la fin de la première partie, le débat sur le devenir de l'Algérie s'est densifié, mais les vraies questions sont demeurées, notamment la principale : quand tout cela prendra-t-il fin ? M. O.