Lors de sa prise de fonction comme ministre de l'Education de son pays, la France, Vincent Peillon a eu ces mots assez significatifs : "Il y a lieu de mettre à plat le système d'évaluation scolaire." C'était là une réponse aux tentations de son prédécesseur, Luc Chatel, de vouloir rétablir l'ancien examen de sixième pour l'admission au collège. En prenant le contre-pied de cette approche du "tout évaluation-contrôle", l'actuel ministre semble avoir en tête le modèle finlandais, plus stimulant pour l'élève et l'enseignant et plus bénéfique pour la société. Depuis des décennies, des voix françaises s'élèvent pour dénoncer un "logiciel" scolaire qui fabrique de l'angoisse, de la phobie, du stress et parfois de la violence couplée à la déperdition, en termes d'investissement éducatif. Même le baccalauréat, dans sa mouture anxiogène, est régulièrement remis en question (lire L'arnaque du bac dont l'auteur est l'ancien président de la Sorbonne). La logique pédagogique française — et celle de ses anciennes colonies — n'a pas consommé définitivement la rupture avec son ancien modèle élitiste. Résultat des courses : en politique scolaire, la France est l'un des plus mauvais élèves des pays de l'OCDE. La patrie de Celestin Freinet et de tant d'illustres pédagogues s'y classe en queue de peloton (25e sur 27 pays). Au niveau mondial, elle peine à la 18e place. Pour preuve concrète de ces peu reluisants classements, des statistiques récentes (2011) : en prenant le chemin de l'école, le matin, un élève français sur trois a une "boule à l'estomac" et deux sur trois ne prennent pas leur petit-déjeuner. La raison ? Ils ont peur de mal répondre à une question, de buter sur un problème et surtout d'avoir une mauvaise note, synonyme de blessure narcissique et de mise à l'index. La note, ah la note ! Le mot est lâché qui assombrit la vue des élèves et les place dans des situations délicates. Quitte à tricher ou soudoyer, voire menacer, il faut décrocher ce sésame — la bonne note. C'est que dans son obsession élitiste et sélective, cette "grande trieuse" — formule employée par le grand pédagogue américain John Dewey — est arrivée au comble : décrédibiliser la fameuse moyenne de 10/20. C'est que de nos jours, les mentions "excellent, ou "très bien" sont sacralisées. À ce jeu, deux hypothèses s'imposent : c'est l'embouteillage inextricable aux portes de ces mentions prisées ou bien c'est la bérézina pour certains, même s'ils ont décroché la moyenne. C'est de la sorte que les redoublements sont officialisés comme parade, avec, à la clé, un effet placébo. Il va sans dire que, souvent, ces logiques de compétition-concurrence débouchent sur des situations dramatiques. Les scènes d'enseignants violentés par leurs élèves et vice-versa ; des élèves qui se suicident ; des parents qui se saignent jusqu'au dernier sou pour "s'offrir" la réussite scolaire de leur enfant ; des élèves qui trichent, copient, des enseignants qui deviennent de vrais barons d'un commerce informel, celui des cours de soutien. La liste est longue des dégâts collatéraux de tout système scolaire qui s'accapare des paramètres spécifiques à la compétitivité économique. En effet, dans le but de concrétiser un projet de société basé sur l'individualisme et le chacun pour soi, les pédagogues mandatés ont érigé en doctrine des concepts qui n'ont rien d'éducatif, voire de pédagogique. La compétition, la concurrence, la performance, le rendement et l'obligation de résultat sont des concepts spécifiques au monde économique. Ils peuvent être adaptés au monde universitaire, pas au monde scolaire pour des raisons liées à l'âge et au développement psychoaffectif des élèves. Pourtant, ces concepts ont fait irruption dans les mœurs pédagogiques de certains pays. L'histoire récente de leur système éducatif est jalonnée de morts. Ces dernières années, des cas de tentatives de suicide après des échecs scolaires ont été relatés par la presse algérienne. Certaines, des tueries dans des lycées américains et allemands ont eu pour auteurs des élèves en situation d'échec scolaire. La Corée du Sud avec une moyenne annuelle de 789 suicides d'élèves vient en tête de ce hit-parade macabre. Cette palme de l'horreur est partagée par le Japon, talonné par l'Egypte. Dans ces pays, la pression sociale pour la réussite scolaire — et plus tard sociale — est arrivée à un point tel que des dizaines de suicides sont répertoriés à la lecture des résultats des examens de fin d'année. Une image peu réjouissante d'une école qui mène — à son corps défendant — à la mort au lieu d'offrir à ses pensionnaires les moyens de s'épanouir individuellement et collectivement. Existe-t-il une antidote ? Vers la fin des examens-tombola À l'opposé des pays concernés par la compétition scolaire se situe la Finlande. Dans ce pays, l'élève a hâte de retrouver son école ou son "bahut" (le lycée). Il ne développe ni stress, ni angoisse, ni panique. Au primaire, il n'y a pas de notes-sanction mais des encouragements à doser ses efforts. L'enseignant s'appuie sur l'observation psychopédagogique pour mieux réguler le processus enseignement-apprentissage. Tout le dispositif pédagogique — y compris l'évaluation — est centré sur le respect du rythme d'assimilation de chaque élève. Actuellement, en France, des idées à la finnoise font leur chemin : supprimer les redoublements ou, à la limite, les réserver à des cas exceptionnels, pédagogiquement rentables et, aussi, réformer le système des évaluations nationales, trop lourd et encombrant. Bref, l'actuel ministre français parle de refondation de l'école. C'est dire la profondeur du mal qui frappe tous les systèmes qui s'alimentent à la source de l'élitisme scolaire... à la française ! Et ce, malgré des avancées notables qui ont jalonné l'histoire de l'école française. Sous la poussée des forces progressistes, notamment lors des événements de mai 1968, et face aux alertes de spécialistes (médecins, psychiatres, psychologues et pédagogues), la France a supprimé certains examens-obstacles (la sixième, le CEP, la 1re partie du bac). Quant au baccalauréat, il a été profondément remodelé comparé à celui des deux siècles passés — pour la petite histoire, le bac a été créé en 1806, par Napoléon. Des centaines d'ouvrages spécialisés sur ce thème, études, statistiques, travaux de recherche ont enrichi la pédagogie scolaire et éclairé les décisions des politiciens. L'Unesco elle-même s'était engagée, à l'époque, dans ce combat contre l'injustice et l'arbitraire des examens. Cette organisation avait publié une synthèse des études comparatives menées par deux spécialistes de la déperdition scolaire, L. Pauli et M. A. Brimer. Ici un passage fort instructif tiré de l'édition de 1971. "...Quelle que soit la fragilité du système de notation, plus contestable encore est la nature même des examens. Ne sont-ils pas un procédé de sélection aveugle à l'état pur ? On crée de toutes pièces une situation artificielle : à une date et à une heure fixées à l'avance, il s'agit pour l'élève de restituer une matière ou plus exactement un fragment de connaissance. (...) L'élève sait plus ou moins confusément qu'il convient d'imiter les maîtres pour réussir, de reproduire ce qui a été enseigné plutôt que de faire preuve d'originalité. L'écolier du primaire ne fait que reproduire des matières plus ou moins bien assimilées. Au secondaire, les réactions deviennent plus subtiles : l'élève essaie de dire ou d'écrire ce qui sera valorisé par le système. Peu importe le rôle formateur de l'éducation, il suffit de savoir calculer, combiner, imiter, d'être sûr de soi. L'émotif, le maladroit, l'hésitant, celui qui parle ou écrit mal risque toujours d'être éliminé quelles que soient ses capacités. En résumé l'examen développe chez l'individu un état d'esprit, un comportement et des habitudes qui sont la négation de tout ce qu'on peut lire dans les textes officiels sur les finalités de l'éducation. Sans compter que maîtres et parents l'utilisent (l'examen) constamment comme une menace pour stimuler l'enfant ou l'adolescent, créant ainsi un climat de peur qui est à lui seul un facteur de déperdition." (Editions Unesco – BIE) Depuis cette date, bien des pays ont réaménagé de façon progressive — loin de toute précipitation — leur système scolaire dans le respect des recommandations et des conclusions avancées par les spécialistes. Il convient de signaler que ces recommandations épousent à la lettre les exigences de la psychologie de l'enfant et de l'adolescent. S'y opposer revient à faire violence aux élèves ; forcément, ils réagiront de différentes manières. En France, le ministère de l'Education a comblé cette suppression des examens-obstacles par des évaluations nationales organisées en début de chaque année scolaire, pour les élèves des niveaux charnières au primaire, collège et lycée. Théoriquement, ces évaluations ont une portée diagnostique et non certificative. Elles visent à déceler les lacunes des élèves et les aider à acquérir les pré-requis nécessaires à la poursuite des études en classe supérieure. Pour ne pas angoisser les élèves et leurs parents, les notes ne leur sont pas communiquées et les classement-compétition entre établissements ne sont pas établis officiellement, mais gardés au secret dans les bureaux des académies. Toutefois, les vieux réflexes persistent qui font la part belle à l'encyclopédisme. N'est-ce pas que les épreuves de ces évaluations dites diagnostiques se présentent en forme de volumineux carnets. Ce sont des dizaines de pages truffées de questions et d'exercices qui sont imposés aux élèves. Imaginez la réaction d'un élève de huit-neuf ans dans un tel contexte ! La pression psychologique via la note, l'acharnement à faire emmagasiner des connaissances à restituer en séances de contrôle n'ont jamais été une bonne méthode pour motiver l'élève. Bien au contraire, ce sont là deux critères pseudo- pédagogiques qui favorisent bien des dérives. Elles sont d'ordre pédagogique — le "parcœurisme" et le bachotage ; moralité — la triche, le business des cours payants ; économique — des milliards de centimes sont dépensés chaque année pour organiser une seule session d'un examen national. Que dire de la dépense générée par trois examens ! De l'argent qui aurait trouvé meilleure destination : la recherche pédagogique, le soutien scolaire personnalisé, la formation des enseignants, l'équipement informatique. Pour ne citer que ces quelques domaines. Il serait fastidieux de dresser la totalité des chefs d'accusation du système scolaire à la française. Mais attendons de voir les premières mesures de l'actuel ministre pour se prononcer. Des questions peuvent d'ores et déjà être posées. Dans quel sens la refondation de l'école française va-t-elle s'orienter ? Vers la façon de faire appliquer en Finlande ou vers celle de la Corée du Sud ? Et cerise sur le gâteau : quelle sera alors la réaction des pays (les anciennes colonies) qui ont copié à l'aveuglette les pires défauts du vieux système français (les examens-tombola en particulier) ? A. T. (*) Pédagogue Nom Adresse email