Les vivants sont-ils à ce point dérangés par les morts pour mobiliser une escouade de policiers ? Ce n'est pas une vue de l'esprit. C'est le triste spectacle qui nous a été offert hier, à El-Alia, "le panthéon national". Boudiaf, l'un des pères fondateurs du mouvement libérateur, assassiné il y a vingt et un ans, a dû se retourner dans sa tombe. Son pays, celui pour lequel il s'est sacrifié toute sa vie durant, ne sait plus où il va. La réponse à la question de son livre Où va l'Algérie ? n'est sans doute pas pour demain. Sinon comment expliquer que des centaines de policiers soient mobilisés dès les premières heures de la matinée pour "encercler" El-Alia, de crainte que les éléments de la police communale, qui avaient appelé à une marche, ne pointent le nez dans ce cimetière où reposent nos héros et où "le front de la décennie noire" avait convenu de déposer une gerbe de fleurs sur la tombe de Tayeb El-Watani. Alors que le portail principal de l'entrée du cimetière est fermé, des dizaines de voitures et de camions de policiers étaient stationnés aux alentours. Des policiers étaient également postés à l'entrée sud du cimetière. Ce déploiement prévisible serait peut-être à l'origine de la faible présence de citoyens à la commémoration de l'assassinat de Mohamed Boudiaf. Ils étaient à peine quelques dizaines à s'être déplacés, filtrés on ne sait comment à l'entrée, pour déposer une gerbe de fleurs sur la tombe du défunt, elle-même protégée par des grilles, sous l'œil vigilant de plusieurs policiers des renseignements généraux. Un hommage dans la sobriété qui tranche avec la ferveur, la mobilisation des hommages des premières années qui ont suivi son assassinat. Aucune figure politique d'envergure ni des compagnons de lutte du défunt parmi les plus connus, comme ceux qui l'ont côtoyé durant son bref passage à la tête du Haut-Comité d'Etat (HCE), comme Nezzar ou Ali Haroun, n'étaient présents. Encore moins des officiels. On nous a juste signalé la présence d'Amine Benabderrahmane. Mais si ce premier groupe a pu marquer sa présence sans grand encombre, tel n'a pas été le cas des membres de la Fondation Matoub-Lounès arrêtés à l'entrée du cimetière. Une banderole et un emblème berbère leur ont été confisqués. Il aura fallu plusieurs minutes de conciliabules pour qu'on décide, enfin, de les autoriser à aller déposer leur gerbe de fleurs. Et sitôt la mission accomplie, et alors que des jeunes du Mouvement des jeunes indépendants pour le changement (Mjic) commençaient à exhiber des tee-shirts blancs où l'on pouvait lire "Qui a tué Boudiaf ?", les policiers présents sur place à quelques mètres de la sépulture reçoivent l'ordre d'évacuer le cimetière... de tous les vivants. La machine répressive se met alors en marche. On bouscule les gens sans ménagement. Les récalcitrants ou les résistants, comme Abdou Bendjoudi, seront vite embarqués dans un fourgon stationné à proximité. Ils seront en tout dix, dont trois jeunes filles, à se retrouver au commissariat de Bir-Mourad-Raïs où, selon un membre du Mjic, ils ont été "bien traités". "On ne comprend pas pourquoi on vous a ramenés ici", leur aurait confié un officier. Ils seront libérés peu avant 10 heures. Vers 12h, le cimetière était vidé déjà des groupes organisés ou structurés, on ne tolère l'entrée qu'"aux présences individuelles". En l'espace de quelques heures, El-Alia a été replongé dans les tristes moments de l'Etat de siège qu'on croyait révolu. À l'origine : la peur que les gardes communaux qui, il n'y pas si longtemps, étaient les supplétifs des services de sécurité dans la guerre contre le terrorisme islamiste barbare, ne se rassemblent et n'organisent une marche ! Il faut dire que les interpellations de ces gardes communaux avaient déjà commencé peu avant, notamment au siège du MDS, à Alger. Une intervention qui n'a pas manqué de faire réagir ce parti dans des termes au vitriol. "Le MDS s'élève vivement contre ces pratiques arbitraires d'une police politique qui s'abat sur toute activité démocratique, venant démentir toutes les proclamations sur la volonté de réforme de l'Etat. Cette nouvelle hogra souligne la détermination du pouvoir à réprimer toute voix autonome et contestatrice, quelle que soit la forme d'expression, aussi pacifique ou solennelle qu'elle soit (...) Le caractère despotique et confiscatoire du pouvoir confine à l'indignité nationale puisque des grilles rendaient même la tombe de Boudiaf inaccessible. Une nouvelle fois, Tayeb El-Watani est ravi aux citoyennes et citoyens de son pays. Qui plus est, au moment où l'Algérie célèbre le 50e anniversaire de l'Indépendance." K K Nom Adresse email