La bureaucratie est un mal connu qui inhibe les meilleures initiatives pour dynamiser l'économie. Débureaucratiser est ainsi devenu le leitmotiv de la plupart des dirigeants algériens, pratiquement depuis l'indépendance. Mais cela n'a pas empêché le phénomène de croître et de s'élargir pour devenir un véritable Léviathan devant le chemin de la croissance. Les solutions préconisées pour en limiter les conséquences n'ont jusque-là produit aucun effet. Il est possible de lutter efficacement contre la bureaucratie. Mais pour cela il faut changer de méthode et adopter les principes connus aujourd'hui dans le management moderne : la gestion du changement. Dans les années 2007/2008, une étude conduite par la SFI, filiale de la Banque mondiale, et le ministère algérien de l'Industrie sur les simplifications des procédures d'investissement avait conclu qu'il était possible de diviser par 5 le délai pour créer une entreprise an Algérie, passant d'une moyenne de 4 mois actuellement à moins de 3 semaines. Cela passait par un simple exercice de re-engineering mais demandait en même temps une modification profonde des mentalités dans l'administration. Il fallait, en particulier, passer d'un comportement de type "contrôle" vers un comportement dit "orientation client". Bien évidemment, les conclusions de l'étude n'ont jamais pu être mises en œuvre. Et pour cause... car on ne change pas les comportements par décret ! Changer le comportement des acteurs ne se décrète pas en effet. Michel Crozier, le grand sociologue français qui vient de nous quitter, a bien montré comment les relations de pouvoir dans les organisations se nourrissent de la bureaucratie et la renforce en un véritable cercle vicieux. Que faire alors ? Il faut changer son fusil d'épaule. Les instructions et directives pour débureaucratiser que Abdelmalek Sellal donne depuis le début de son mandat de Premier ministre sont tout à fait opportunes. Mais, comme on l'observe déjà, les résultats sur le terrain resteront bien maigres tant que les "règles du jeu" dont parle Crozier n'auront pas été modifiées. Car, tant qu'elle restera en l'état, l'administration algérienne continuera inéluctablement à accroître son pouvoir et alourdir davantage le poids de la bureaucratie. Et qui dit accroissement de pouvoir, dit risque accru de corruption. Changer son fusil d'épaule, c'est adopter une démarche qui provoque un réel changement dans les administrations. Pour réussir ce changement, la démarche devra reposer sur les principes fondamentaux que nous enseignent les spécialistes de la gestion du changement. Parmi les principes de la gestion du changement, l'un des plus importants consiste à désigner un pilote pour conduire les changements escomptés. C'est la leçon imparable que nous apprennent les expériences des grandes réussites de changement, aussi bien dans les entreprises que dans les organisations gouvernementales. À cet égard, deux exemples particulièrement frappants ont montré la grande force de ce principe pour réussir à débureaucratiser les administrations. Le premier exemple est donné par la Géorgie, ancienne république de l'ex-Union soviétique, qui, sous l'impulsion de son président Shakachvili, a réussi à totalement transformer le fonctionnement de l'Etat à partir de 2004. Salué par l'ensemble des observateurs, ce succès se mesure notamment par la progression spectaculaire de son indice du climat des affaires qui est passé dans le classement de la Banque mondiale de la 112e position dans le monde en 2005 à la 26e en 2010 ! On peut aussi citer les progrès tout aussi spectaculaires dans l'indice de perception de corruption où la Géorgie est passée de la 133e position en 2004 à la 51e en 2012 selon le rating de Transparency International. On peut aussi citer le délai de création d'entreprise qui a pu être réduit à une heure ! Comment les autorités géorgiennes s'y sont prises pour réussir ces véritables prouesses ? Elles ont mis en place les structures idoines pour conduire les transformations désirées. C'est ainsi qu'on a décidé de la mise en place de deux structures ad hoc, suite à la promulgation d'une "Loi sur le service public" : le "Conseil des services publics" et le "Bureau des services publics". Le premier est un organe de haut niveau, rattaché directement au président de la République ; le second est un organe technique chargé de l'élaboration des politiques gouvernementales dans les services publics. Ces politiques devant être approuvées par le Conseil et avalisées par le Président de façon à assurer leur mise en application au niveau de l‘ensemble des administrations publiques. L'autre exemple significatif est offert par la Malaisie. Bien que le pays se soit doté dès 1991 d'une stratégie de développement volontariste appelée "Vision 2020", décidée par l'ancien Premier ministre Mahathir bin Mohamad, les progrès dans sa mise en œuvre ont été jugés insuffisants pour atteindre l'objectif de faire acquérir à la Malaisie le statut de pays à revenu élevé en 2020. Pour booster cet effort, la Malaisie a annoncé au mois de janvier 2010 son Programme gouvernemental de transformation (GTP pour Government Transformation Programme). Ce GTP vise à obtenir rapidement des résultats majeurs dans les services publics qui sont considérés les plus importants pour la population. Il a été suivi au mois d'octobre 2010 par un Programme de transformation économique (ETP pour Economic Transformation Programme), une feuille de route qui doit amener la Malaisie au statut de pays à revenu élevé en 2020. Ce programme vise une croissance annuelle de 6 % sur la période et le doublement du produit intérieur brut (PIB) par habitant pour le mener à 15.000 $, atteignant le standard de la Banque mondiale pour un pays à revenu élevé. Pour conduire cet effort, Najib Tun Razak, le nouveau Premier ministre, a désigné Idris Jala en tant que ministre et directeur général d'une nouvelle entité appelée Unité de gestion et de réalisation des performances (Pemandu pour Performance Management and Delivery Unit). Jala, âgé de 54 ans, vient du secteur privé. Il amène avec lui son expérience dans le redressement d'entreprises, une expertise qu'il a développée en travaillant notamment chez Shell, la multinationale pétrolière. Voici ce que ce dernier dit des résultats obtenus en une seule année de fonctionnement de la Pemandu : «Nous sommes dans la première année de la phase d'implémentation du programme GTP. Durant cette première année, nous avons atteint 112 % de nos indicateurs de performance-clés que nous avions fixés, avec seulement 79% du budget prévu. Nous avons ainsi réduit le taux de criminalité globale de 15% et celui de la criminalité routière de 35% en l'espace de douze mois. Deuxièmement, sur 5.600 personnes poursuivies pour corruption, nous avons lancé 2.400 enquêtes approfondies, inculpé 540 individus et condamné 331 d'entre elles l'année dernière... Dans le domaine des infrastructures rurales, nous avons atteint un record de 775 kilomètres de routes nouvelles construites et livré 35 000 logements avec l'eau courante, soit six fois plus de logements par rapport à l'année précédente. De façon globale, plus de deux millions de personnes ont vu leur vie impactée par les projets d'infrastructures rurales. Je pense que le plus beau dans cette histoire c'est que le service public a démontré qu'il peut bien fonctionner. Nous ne pouvions pas en attendre autant. Certains peuvent émettre des doutes sur ces chiffres. Aussi, nous les avons fait valider par Pricewaterhouse & Coopers, un cabinet d'expertise comptable international, et nous les avons soumis à un panel d'experts internationaux d'Australie, de Corée et du Royaume Uni, comme au Fonds Monétaire International et au cofondateur de Transparency International». Quelles leçons pouvons-nous tirer de ces réussites pour l'Algérie ? La première est qu'il est illusoire d'espérer une avancée concrète sur le front des réformes économiques en laissant en l'état nos administrations. Leur dynamique de fonctionnement les rend rétives à tout changement dans la façon d'appréhender le développement économique. Car les forces de la bureaucratie y seront toujours infiniment plus fortes que toutes les injonctions ou directives qu'elles pourraient recevoir. Et cela, quelles que soient les compétences réelles que beaucoup d'administrations algériennes recèlent encore. Mais cela ne veut pas dire qu'on doive les ignorer dans le dispositif de changement. Ce qu'il faut faire c'est les orienter [ndlr les administrations] dans une même direction autour d'objectifs globaux, portés de manière ferme par les plus hautes autorités du pays. Des objectifs les plus clairs possibles, chiffrés et datés : par exemple, se donner un objectif de faire passer la production industrielle à 15% du PIB d'ici quinze ans ; atteindre une valeur des exportations hors hydrocarbures à 20 milliards de $ à l'horizon 2025 ; créer 1,5 millions d'entreprises d'ici 2025... Une "feuille de route" de cette nature, comme l'a esquissée l'excellent "Rapport 2020" de l'initiative Nabni, devrait être pilotée par un organe de coordination placé directement auprès du président de la République. Et c'est là la seconde leçon à tirer : mettre en place ce type de structure, modelé à la façon avec laquelle les Malaisiens ont décidé de s'attaquer à l'immobilisme de leur administration. C'est-à-dire, réunir dans cet organe des compétences de haut niveau, avec un management ad hoc et leur donner des prérogatives élargies pour mettre en œuvre les politiques arrêtées. Aucun changement véritable ne peut réussir si un déficit de confiance persiste entre les acteurs concernés. Comment créer la confiance ? C'est d'abord par la participation. Et c'est là la troisième leçon. Pour que les efforts convergent vers les objectifs poursuivis, il est nécessaire d'associer les différentes parties prenantes à l'élaboration des politiques et aux modalités de leur mise en œuvre : administrations, entreprises, société civile. La confiance se crée aussi par l'obligation de rendre compte. Car sans exigence de redevabilité, la crédibilité des structures de l'Etat ne pourra pas être garantie. Ce devoir de transparence suppose qu'on fasse de façon régulière l'évaluation des actions mises en œuvre et qu'on en informe complètement les parties prenantes et l'opinion publique en général. S. S. (*)consultant Cf. l'article de John P. Kotter, paru dans la "Harvard Business Review" de mars-avril 1995, intitulé "Leading Change: Why transformation Efforts Fail". Il est considéré comme un des écrits fondateurs sur la gestion du changement qui décrit les principes fondamentaux qui doivent assurer son succès. Cet extrait est tiré de l'interview d'Idris Jala parue dans la revue "McKinsey Quarterly" d'octobre 2011. Nom Adresse email