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Le ministre de la communication, Hamid Grine, à "Liberté"
"Sur les 350 titres, seulement 20 sont professionnels"
Publié dans Liberté le 19 - 06 - 2014

Dans cet entretien, le ministre donne son appréciation du secteur et dévoile les mesures qu'il s'apprête à mettre en œuvre. Il annonce que des mises en demeure ont été adressées à une quarantaine d'organes, qui cumulent environ 200 milliards de centimes de dettes auprès des sociétés d'impression. Il estime que ces dernières ont péché par excès de tolérance, en occultant les règles de la commercialité. Concernant la distribution de la publicité de l'Anep, Hamid Grine promet qu'il prendra en compte autant le paramètre du tirage que celui de l'éthique.
Liberté : Monsieur le ministre, vous connaissez bien le secteur, quel constat établissez-vous de la situation de la presse écrite ?
Hamid Grine : Sommairement, nous avons une presse foisonnante, plurielle, plus ou moins professionnelle et très disparate. Plus de 140 quotidiens sont édités. La majorité de ces journaux vit de la publicité de l'Etat. Une bonne partie de ces titres ont des difficultés financières, en dépit du fait qu'ils ont des rentrées assez conséquentes en matière de publicité. Vu d'en haut, la presse algérienne est dynamique, énergique qui a besoin d'une mise à niveau.
Justement, vous avez parlé de 140 quotidiens, sans évoquer le nombre aussi important de périodiques. Sachant que la majorité des titres existants n'ont pas d'ancrage effectif sur le marché, pensez-vous que la pluralité, ainsi déclinée est vraiment utile ?
Je connaissais bien le secteur avant d'être nommé au gouvernement. Je sais comment fonctionnent les journaux dont la présence est partiellement effective, pour rester mesuré. Est-ce qu'ils sont tous utiles ? Utiles à qui ? Utiles à quoi ? À la démocratie ? Peut-être, mais alors il faut qu'ils soient plus compétitifs et qu'ils soient de véritables entreprises de presse et non des organes dévoreurs de pub étatique, vivant d'elle, ne respirant que par elle. Dans une économie libérale, c'est le marché qui détermine l'existence ou pas de ces journaux. S'ils génèrent des bénéfices et sont donc compétitifs ils vivent et prospèrent. Si c'est le contraire, ils sont appelés à disparaître même s'ils sont des références dans le domaine. En France, aux USA, partout, vous avez de grands journaux qui disparaissent à cause du manque de rentabilité. Il n'y a qu'en Algérie où les journaux dégagent le plus souvent des bénéfices grâce à la pub de l'Etat alors qu'ils ne sont pas compétitifs !
Le paradoxe est là. Bien entendu, je ne généralise pas. Certains, un tout petit nombre, tire son épingle du jeu. Ceci dit, je m'intéresse surtout à l'aspect du professionnalisme. Il se trouve que sur les 350 titres, tout genre confondu, qui existent, uniquement une vingtaine sont réellement professionnels. Et je le dis du bout de la langue, car si on veut vraiment être rigoureux, nous verrons ce chiffre à la baisse. Là, il y a donc problème. Nous avons affaire à une presse qui n'assure pas les conditions socioprofessionnelles minimales pour les journalistes. Il n'y a pas de couverture sociale, pas de salaires décents, pas de formation, pas d'investissement dans le matériel ni dans le développement du journal. Cela se traduit par une sorte de rupture de contrat entre les éditeurs qui s'enrichissent et les journalistes qui s'appauvrissent.
Cette contradiction n'est pas féconde. Elle est régressive et répressive pour le métier. L'idéal est de parvenir à une presse qui fasse sa mise à niveau pour se conformer aux standards internationaux et devenir une presse effectivement professionnelle, qui forme et informe et qui met le journaliste au centre de l'activité. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Et ce ne sera pas le cas tant que ce ne sont pas les règles de la commercialité et du professionnalisme qui seront les références.
Les sociétés d'impression réclament leurs créances en refusant de continuer à imprimer certains titres avant qu'ils n'honorent leurs dettes. Qu'est-ce qui motive cette démarche en ce moment précis ?
Rien que du normal. On aurait conféré une connotation politique à l'opération si les sociétés d'impression ont bloqué un certain nombre de titres alors qu'ils n'ont pas de créances.
Ce n'est pas le cas. Ce ne sont que les journaux, qui ont des dettes, qui sont interpellés.
Et croyez-moi la SIA a été extrêmement patiente avec les journaux suspendus. Ce sont des affaires qui traînent depuis des mois, voire des années pour certains.
Est-ce que vous pouvez donner une indication sur le volume et le montant des créances ?
Des mises en demeure ont été adressées à une quarantaine d'organes, qui cumulent environ 200 milliards de centimes de dettes. Toutes des entreprises privées, car les fonds des journaux publics sont bien gérés. Certaines créances datent de plusieurs années. Les imprimeries privées n'ont pas un dinar dehors. C'est tout à l'honneur de leurs gestionnaires. En revanche, l'Etat s'est montré trop magnanime et compréhensif. Mais tout a une fin. Je ne comprends pas que certains journaux se positionnent aux côtés des titres suspendus ou menacés de suspension, alors qu'ils ont des imprimeries et peuvent les prendre en charge gratuitement par solidarité.
Ne croyez-vous pas que l'Etat a contribué à entretenir le désordre pour se servir des créances comme d'une épée de Damoclès ?
Epée de Damoclès ? C'est un bien grand mot. Récupérer ses dettes est un droit et une obligation et les entreprises qui ont des créances anciennes doivent remercier les imprimeries étatiques pour leur compréhension et leur gentillesse. Oui, ils doivent les remercier, car nul pays au monde n'a offert autant de largesses, autant de faveurs à des journaux. Pour quel résultat ? Ceci dit, l'affaire ne date pas d'aujourd'hui. La SIA envoie des mises en demeure aux journaux endettés depuis deux ou trois ans. Disons que les échéances sont, à chaque fois, reportées. En la matière, la SIA, puisqu'elle est la première concernée, a pêché par excès de tolérance, en occultant les règles de la commercialité. Ce que ne font pas, je le répète, les entreprises de presse privées possédant des imprimeries. Disons qu'elles n'ont pas les mêmes largesses. Sinon elles auraient coulé depuis longtemps.
Je précise que je ne suis mû ni par un sentiment d'amour ni par la haine, mais par le sens de l'Etat, c'est-à-dire défendre les intérêts de l'Etat donc de la collectivité, donc de vos propres intérêts. À part ça, j'entretiens d'excellentes relations avec la majorité des éditeurs. Le boulot est une chose, les sentiments une autre. Chacun sa part.
Je reviens dès lors aux conditions de travail des journalistes qui se détériorent. La situation était meilleure du temps où j'exerçais le métier.
Je connais actuellement de grands journalistes, qui travaillent dans des journaux connus, qui vivent dans la précarité. Et cette situation m'interpelle en tant qu'être humain et en tant que ministre. Pour moi, le journalisme est le plus beau métier du monde, un art quand il atteint un certain niveau. Il se trouve, que dans le cas qui nous concerne et pour certains journaux, on ne partage pas cette vision. Le journaliste est un tâcheron.
Ce constat est fait aussi par les gens du métier. En tant que tutelle, que comptez-vous entreprendre pour assainir la situation et améliorer les conditions socioprofessionnelles des journalistes ?
Vous dites que les gens du métier sont conscients de la situation. Je ne vois pas ce qu'ils ont fait pour l'améliorer. La loi énonce un certain nombre de principes, soit tout journaliste a droit à un contrat de travail en bonne et due forme, à une couverture sociale... Nous allons mener des actions dans ce sens.
Envisagez-vous d'auditer la presse écrite ?
Nous coordonnons avec le ministère du Travail pour savoir si tous les journalistes ont une couverture sociale et un contrat. Il est tout à fait évident qu'une entreprise déficitaire depuis trois ou quatre ans et qui est sous perfusion n'a plus le droit, à mon avis, d'exister. Ou plutôt de survivre.
Des mesures concrètes seront prises ou bien allez-vous vous arrêter au constat ?
Jusqu'alors, la tutelle n'a entrepris aucune action de contrôle à part celle des créances. Nous n'avons pas instruit l'Anep de cesser de donner la publicité à ces journaux, car nous sommes animés d'une volonté positive. La mise à niveau s'opérera automatiquement. Ou bien, on est des gestionnaires qui administrent convenablement les recettes publicitaires et autres, ou bien on ne l'est pas. Figurez-vous que 90% des journaux sont toujours hébergés à la Maison de la presse et paient un loyer insignifiant. Est-ce normal du moment que ces journaux gagnent de l'argent ? Sinon, ils auraient mis la clé sous le paillasson.
Cela dit, la tutelle ne peut rien imposer en matière salariale aux entreprises de presse privées. C'est aux journalistes de s'organiser et d'imposer des salaires décents. Ce que nous souhaitons, en revanche, est que la dignité des journalistes soit préservée en bénéficiant de rémunérations supérieures au Smig, de formations et de plans de carrière. Il serait souhaitable que les entreprises, qui ont une bonne assise financière, offrent les meilleurs salaires à leurs journalistes. Au-delà de tout ça, ce sont les conditions de travail qui posent problème. Je connais des journalistes à qui on exige la production de quatre articles par jour. Ainsi, à ce rythme, il est impossible de travailler dans la qualité et dans le professionnalisme. Osons-le mot : c'est une nouvelle forme d'esclavagisme.
La tutelle ne s'ingérera pas directement dans la gestion interne des journaux. Elle a, en revanche, trois leviers d'intervention. La loi nous autorise à exiger, comme je l'ai déjà dit, des contrats de travail, une couverture sociale et des formations. Ce sont trois éléments importants. Vous remarquerez que je n'ai pas parlé de pub de l'Anep...
Il est admis qu'un journaliste affamé ne se préoccupe pas de la qualité et de l'éthique professionnelle. Ne trouvez-vous pas antinomique d'œuvrer à la professionnalisation et de dire que vous ne pouvez pas imposer au privé la grille des salaires appliquée dans le secteur public ?
Imposer ? Ce n'est pas notre style. Dialoguer, convaincre, faire réfléchir oui, mais — mon Dieu ! — imposer, non ! Nous avons affaire à des entreprises privées à qui on ne peut pas imposer d'offrir les mêmes conditions salariales que leurs confrères du public. Sur ce plan-là, il ne faut pas avoir trop d'attentes du ministère. Changez de mentalités, soyez conscients que vous ne vendez pas des légumes, mais des produits à forte valeur ajoutée qui ont une fonction informative et parfois même éducative.
Si vous êtes conscients de tout ça, vous allez avoir une haute idée de votre métier et une exigence vis-à-vis de vos employeurs. Je sais une chose : vous valez ce que vaut votre plume parce que, dans la presse et seulement dans la presse, hormis peut-être la médecine, aucun patron ne pourrait accaparer votre plus-value en prétendant que vous êtes mauvais. Ayez conscience de ça !
Avez-vous l'intention de repenser la distribution de la publicité de l'Etat ?
Nous y sommes. Mais je précise, néanmoins, qu'il est hors de question que le ministère donne des orientations à l'Anep, dans le sens de privilégier les gros tirages, si ces entreprises ne respectent pas l'éthique. Je le dis franchement. Je mets au même niveau le paramètre du tirage et celui de l'éthique. Si un journal tire à un ou deux millions d'exemplaires, mais insulte et diffame, il est dangereux pour moi. Il faut que ce titre à gros tirage vérifie l'information qu'il publie, qu'il la croise, qu'il verse de bons salaires à ses journalistes, qu'il les forme...
C'est très important. Je veux que le journaliste soit roi dans son entreprise. ça ne doit pas être le fonctionnaire, ni le gestionnaire, mais bien le journaliste. Pour résumer, il faut remplir deux conditions pour bénéficier de la publicité de l'Etat : s'inscrire dans les règles commerciales et être professionnel.
Envisagez-vous de geler la délivrance d'agréments à de nouveaux titres le temps de l'assainissement du secteur ?
C'est une idée. Sur plus de 140 quotidiens, à peine une vingtaine est viable comme je l'ai dit plus haut. Je vois mal d'autres journaux apparaître dans le paysage médiatique avec, dès le départ, des dettes. Nous n'avons pas encore réfléchi à la question, mais c'est envisageable.
Sinon, quels sont vos projets pour le secteur ? Il n'y a jamais eu de recensement de journalistes. Qui l'est réellement et qui ne l'est pas ?
Il est difficile de le savoir. Nous allons installer dès la semaine prochaine, en fait, la commission provisoire de délivrance de la carte provisoire de presse à des journalistes professionnels qui sera composée de douze personnes, majoritairement des journalistes des secteurs privé et public. Sur la base de la carte professionnelle, cette commission identifiera les journalistes professionnels. Ces derniers procéderont, ensuite, à l'élection de l'autorité de régulation de la presse écrite, de la commission de délivrance de la carte nationale de presse, d'un conseil de l'éthique et de la déontologie. Il y aura bientôt l'installation de l'autorité de régulation de l'audiovisuel. Plusieurs chantiers sont ouverts. Ils nous permettront d'encadrer comme il faut le secteur de la communication. Et d'aller de l'avant avec une presse libre, responsable, moderne et viable.
S. H.
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