À la tête de la formation Tyour Gnaoua, codirecteur artistique (et un des initiateurs) du Festival Gnaoua et Musiques du monde d'Essaouira et président de l'association Yerma Gnaoua (créée en 2009), maâlem Abdeslam Alikkane évoque brièvement son parcours, dans cet entretien qu'il nous a accordé lors de la 17e édition du festival (du 12 au 15 juin), et revient sur son expérience dans la direction artistique, sur la relation entre le musicien gnaoua et le public, sur les différences entre la scène et le rituel, et sur la dimension humaine de la musique gnaoua. Liberté : Parlez-nous de votre expérience dans la direction artistique du Festival Gnaoua et Musiques du monde d'Essaouira... Maâlem Abdeslam Alikkane : Au départ, j'étais un maâlem gnaoui, puis j'ai eu l'idée de la création du festival, ensuite il y a eu toute une équipe qui a porté le projet. Et c'est comme ça que j'ai commencé à acquérir de l'expérience dans le domaine de la direction artistique, mais bien avant le festival, j'avais déjà été en relation avec des musiciens avec qui j'avais joué dans plusieurs pays du monde. Il y a eu également des relations avec des gens qui sont venus travailler dans la direction artistique, et aujourd'hui, le festival en est à sa 17e édition et on travaille toujours dans la continuité. Je considère, pour ma part, que je continue d'apprendre ; j'ai beaucoup de choses à découvrir. En fait, c'est l'esprit et la démarche de notre festival qui m'ont permis de continuer d'évoluer et de mener cette vie-là, parce qu'à chaque fois, on découvre quelque chose, un nouveau monde ! La musique ce sont des sensations, des émotions et un langage. Quand je joue avec un musicien, on arrive à communiquer avec nos instruments. Vous semblez vous projeter dans tagnaouite comme un musicien... Personnellement, j'ai des relations avec les maâlmine, avec el-hal, avec Zaouia, avec Lemqedmat [pluriel de mqedma, qui signifie maîtresse de cérémonie], avec Lilat [pluriel de Lila, rituel], je fais Lila, etc. mais pour le festival, c'est autre chose, c'est un autre monde, un autre métier. A partir du moment où on met les pieds sur scène, on passe à autre chose, c'est tout un métier : le micro, la scène, la relation avec le public... Il y a des choses qu'il faut apprendre et maîtriser pour affronter le public et lui transmettre ce qu'on souhaite. D'un autre côté, on ne peut pas prendre el-hal et le rituel et le présenter sur scène. Justement, comment se traduit concrètement ce métier de la scène ? C'est tout un travail ! Avec ma formation, je travaille sur la chorégraphie, j'intègre sur scène les tboula [pluriel de tbel, tambour], les membres de la troupe doivent être en harmonie pour transmettre au public des subtilités liées à tagnaouite... Par exemple, ils réalisent des chorégraphies collectives pour montrer qu'il y a un rapport entre tbel et les danseurs. Et quand on utilise le goumbri, il y a un tout autre travail tout aussi important. Il y a aussi le choix des Trouha [pluriel de Tarh, morceau] à présenter. En même temps, il y a bien évidemment des Trouha qu'on ne peut pas jouer sur scène, et qui sont considérés par les maâlmine comme ayant besoin d'un cadre particulier et d'un rituel autour. Il y a des choses qui restent sacrées et que les gens respectent. Pour ce qui est du festival, c'est un rassemblement de jeunes, de profanes, de gens qui viennent découvrir gnaoua, d'autant que tagnaouite a d'autres dérivés. Par exemple ? Par exemple, à une époque, il y avait la chanson jeune représentée notamment par Nass El-Ghiwane, Jil Jilala, et qui a marqué une époque. Pour la petite histoire, quand je suis parti voir un maâlem gnaoui du nom de Haddad parce que je voulais mettre "Sersara" [petite plaque en métal avec des clochettes qu'on accroche sur le bout du manche du goumbri] à mon goumbri, il m'avait dit "tu veux faire comme Jil Jilala !" Mais il y avait des maâlmine dans ces formatins-là : maiâlem' Mustapha Baqbou était membre de Jil Jilala et le regretté maâlem Abderrahmane Paco de Nass El-Ghiwane... Il y avait des maâlmine mais ils jouaient autrement avec d'autres paroles. Le goumbri était présenté autrement. Il faut savoir qu'à une époque, le goumbri était un instrument qu'on cachait, on ne circulait pas avec dans la rue comme on l'aurait fait avec une guitare ou un oud. Le goumbri était respecté dans les maisons, et dans certaines d'entre elles, on en avait peur parce qu'on le disait possédé, "fih jnoun". On me l'a d'ailleurs reproché chez moi quand j'ai ramené un goumbri à la maison. Vous n'êtes pas d'une famille gnaoua... Il y avait les descendants d'esclave dans la maison de mon grand-père, et quand j'étais jeune, ils jouaient dans la cour de notre maison, et jouaient même pour moi. Très jeune, j'ai été attiré par gnaoua. Et puis il y avait Abderrahmane Paco qui était l'ami de mon grand frère. Quand ils jouaient ensemble au goumbri, mon frère ne me laissait pas rester avec eux ; pour lui, il était important que je fasse des études. J'attendais donc qu'ils sortent pour y jouer un peu jusqu'à ce que j'aie mon propre goumbri. Chez moi, on ne voulait pas que je rentre dans l'univers de tagnaouite. Une fois, on m'a même caché le goumbri à l'approche des examens, et lorsque je suis tombé malade à cause de cela on me l'a redonné et j'ai même joué à l'école avec lors d'une fête. Ensuite, j'ai commencé à fréquenter les maâlmine, puis je suis parti à Casablanca et j'y ai passé une longue période, avec des maâlmine, comme Hmida Boussou, maâlem Sam, maâlem Hassan Ould Souiria, Si Mohamed Ould Cherifa, maâlem Moulay Hassan, maâlem Mustapha Medbouh. Et j'ai appris avec eux. à l'époque, le métier ne se transmettait pas facilement, on devait apprendre par soi-même en observant. "Senâa tekhtef" ! [littéralement, le métier se vole]. J'ai appris de chacun quelque chose et "elhamdoullah", j'en suis là aujourd'hui, et je suis fier d'être gnaoui. Pour en revenir au festival, comment les gnawa ont-ils réagi par rapport à la démarche du festival ? Comment ont-ils perçu la fusion par exemple ? Il y a un point intéressant à relever dans ce cas, c'est l'ouverture de tagnaouite sur d'autres courants, comme hmadcha, aïssaoua, jilala. Tout cela n'est pas étranger à gnaoua. Quoique, concernant la première édition du festival, il y ait eu des personnes qui nous ont dit qu'on aurait dû laisser les gnawa seuls, sans fusion. Mais à présent, les gens ont compris l'apport positif du festival sur le plan culturel, touristique, économique, etc. Et puis, ça me servirait à quoi que je connaisse tagnaouite et que je reste enfermé chez moi ? Quel est l'intérêt de connaître tagnaouite et que je ne vois pas le monde ? tagnaouite n'est pas une religion, c'est un art. Il y a quand même des personnes qui continuent à entretenir cet aspect sacré de tagnaouite...? Si on suit quelques rites, dont certains qui nous sont parvenues d'Afrique subsaharienne et même certains rituels dans le sacrifice, il y a des choses qui sont en contradiction avec l'islam. Il y a des gens qui exagèrent et qui pourraient basculer facilement dans la sorcellerie. Il y a une tagnaouite céleste, avec des gens purs qui prient Dieu – ils ne prient pas autre chose. Mais il y a un hal, une nia (foi), les gens se rassemblent et il y a une énergie, mais c'est Dieu qui apporte le salut. On ne peut sacraliser un genre musical, on ne peut pas non plus rester figé, parce que si on s'enferme, on n'avance pas. Tagnaouite c'est un métier ! Par exemple, quand un étranger vient apprendre le goumbri, il prend juste un peu de baraka, mais tagnaouite en réalité est un autre monde, un métier, des rythmes, etc. C'est un monde qui doit être en soi-même. En même temps, il y a des gens qui ont juste pris un peu de baraka mais qui ont réussi à s'imposer musicalement. Vous présidez l'association Yerma Gnaoua, qu'apporte-t-elle au festival et aux gnawa ? Cette association a été créée pour apporter un plus à tagnaouite et aux gnawa, parce que le festival a déjà son format et son organisation. On a pensé à créer cette association Yerma (qui signifie «en avant» en bambara) parce qu'on a des choses qu'on doit conserver, des choses qu'on doit travailler, des choses qu'on doit revendiquer, notamment nos droits, et c'est ça Yerma. La première démarche qu'on a entreprise concerne la couverture médicale des maâlmine – parce qu'il y en a qui ont vécu dans des conditions difficiles et qui sont morts aujourd'hui –, et les cartes professionnelles des gnawa – 54 cartes ont été délivrées, et nous avons déposé des demandes de cartes pour un deuxième groupe depuis deux ans et on attend. On a aussi travaillé sur l'anthologie de tagnaouite qui comporte un livret dans lequel figurent d'importants travaux entrepris avec les maâlmine par des professeurs (un anthropologue, un musicologue et un historien). Cette anthologie comporte neuf CD audio avec environ soixante-dix minutes chacun. On a réussi à retranscrire les textes. Et pour moi, cette anthologie est véritablement la nouveauté de cette édition. Vous avez le gnaoui au Maroc et nous avons le diwane en Algérie... Justement, je vais participer au Festival international de la musique diwane d'Alger. Mais pour ce qui est du diwane, j'ai connu des maâlmine et on a ramené des groupes au Festival. En fait, il y a toujours une influence : on puise de l'inspiration du diwane, et les diwanes s'inspirent de nous aussi. Il y a des gens ici qui apprennent la tagnaouite de l'Algérie, et en Algérie on joue notre tagnaouite. Personnellement, j'ai joué Manandabo à une époque où il n'y avait pas encore le festival. Lors d'un concert à l'Institut du monde arabe à Paris, Youcef Boukella, Djamel Laroussi et Karim Ziad sont venus y assister, et à chaque fois qu'on se produisait, ils venaient nous voir. Plus tard, en 1998, on s'est revu et on a joué ensemble. Je suis monté sur scène avec Mami et j'ai joué avec lui Mamazareh, j'ai aussi joué Manandabo avec Djamel Laroussi. Lorsqu'on est rentré, on a continué à jouer Manandabo, et quand maâlem Benaïssa est venu au festival, on a découvert Manandabo avec (et dans) son cadre. Il y a beaucoup de choses à dire sur tagnaouite en Algérie. Tagnaouite fait partie de ces arts qui ont des racines, et on aimerait qu'il y ait des festivals avec un cachet humain, qui favorisent l'échange. S. K. Nom Adresse email