Présent en Algérie pour une série de concerts, Maalem Hamid El Kasri et l'artiste Karim Ziad ont animé une rencontre-débat aux côtés des membres du groupe Ouled Haoussa, durant laquelle il a été question de Tagnaouite, de l'émergence de ce style musical et de la fusion de ce genre à des sonorités et des instruments occidentaux. Difficile de résister aux rythmes profondément pénétrants qui entraînent le corps et l'esprit dans un tourbillon déchaînant qui attise les passions. Difficile également de rester indifférent à cette musique qui nous ramène à des instincts humains et nous rappelle le passé des gnawa (l'appellation algérienne est les diwanes) fait de déportation, d'esclavage, de souffrance, de conversion à l'Islam et enfin de liberté. La rencontre organisée avant-hier soir à l'espace Mille et Une News du quotidien Algérie News a été une occasion de découvrir ce genre musical dont on ne connaît que la partie émergée de l'iceberg. En réalité, cette soirée ne devait comprendre qu'un concert du groupe Ouled Haoussa qui prépare un deuxième album dont la sortie est prévue pour les jours à venir, mais comme Maalem Hamid El Kasri, et le batteur Karim Ziad – également auteur de trois albums (Chabiba, Dawi, Ifrikya) — sont actuellement en tournée en Algérie, l'espace a saisi cette opportunité pour les recevoir afin d'essayer de comprendre le succès impressionnant de cette musique dans le monde entier. Plusieurs axes de réflexion ont été développés lors du débat avec le public ; pour engager la discussion, il a été question d'un retour sur les origines de Tagnaouite qu'on résume généralement dans trois étapes majeures : la déportation de l'Afrique Noire, l'esclavage et l'adoption de la religion du pays (pour les gnawa et les diwanes, c'est l'Islam, en Amérique, c'est le christianisme qui a été adopté). Karim Ziad a estimé que le gnaoui est “un grand patrimoine africain qui a épousé la religion du pays”, tout en renvoyant l'assistance à un ouvrage de référence de l'ethnologue Bertrand Hell (Le tourbillon des génies. Au Maroc avec les Gnawa, éditions Flammarion, 2002). En plus de l'Algérie et du Maroc, les gnawa sont partout en Afrique du Nord (Libye, Egypte, Tunisie) car avec la déportation “les membres d'une même famille ont été séparés”. Aujourd'hui, nous appréhendons Tagnaouite (la culture gnaoui) par la musique. Si les rituels de dépossession (appelé “lila” au Maroc et “diwan” en Algérie) sont les mêmes, la musique est un tantinet différente, même si nous partageons avec le Maroc les mêmes “tarh” (appelé chez nous “bordj”). Pour Hamid El Kasri, un des maalems les plus en vue de la scène gnaoui, “tous les ‘tarh' du Maroc, je les ai écoutés en Algérie. Il y a beaucoup de similitudes, mais la gamme est différente. C'est le même esprit”. Et Karim Ziad d'ajouter : “C'est la même mémoire”. Questionné à propos de son travail avec les gnawa marocains, le batteur qui a joué aux côtés de noms illustres de la musique à l'exemple de Joe Zawinul, Ngûyen Lê et cheb Khaled, expliquera que ce n'était pas un choix. “J'habite en France depuis plus de 20 ans et les premiers gnawa que j'ai rencontrés, c'était en France et ils étaient marocains”, révèle-t-il, tout en soutenant que “quand je vivais ici, j'ai toujours cherché les gnawa, mais c'était très dur de pénétrer leur cercle. Les gnawa au Maroc, ils étaient beaucoup plus ouverts”. Karim Ziad notera que ce n'est plus la même mentalité aujourd'hui, mais il est clair que ce n'est toujours pas évident d'être au courant des lilas (diwan) organisées en Algérie. Il y a lieu de relever qu'historiquement, les zaouïas (comme celle des gnawa) ont été persécutées, et aujourd'hui encore subsiste un climat de méfiance, d'où, sans doute, l'environnement clos dans lequel évolue cette musique et cette culture. “Si vous allez à Marrakech, vous pouvez entrer dans une lila même si vous n'êtes pas de la famille… vous êtes invité”, signale Karim Ziad. La fusion à la rescousse de Tagnaouite Les présents ont également situé la différence entre le gnaoui et le diwan dans la manière de chanter, car en Algérie les chanteurs crient (sans péjoration), ils sont plus en souffrance, comparés aux gnawa marocains. “Les gnawa algériens dans leur façon de chanter, on sent plus la souffrance”, estime le co-concepteur de l'album Yobadi avec Hamid El Kasri. Mohamed Soudani, chanteur des Ouled Haoussa, a dévoilé que “dans le passé, c'était el djeddab (le danseur) qui chantait sa douleur en même temps qu'il dansait, et le maalem ne faisait que l'accompagner. Il y a également la question de l'accent qui est différent de l'Algérie au Maroc”. Abordant la problématique de la fusion que les puristes considèrent comme une profanation d'une musique sacrée, Hamid El Kasri a souligné que “dans une lila, il n'y a pas de micro, pas d'instruments à part el goumbri et les qraqeb (crotales). On garde l'esprit authentique de Tagnaouite. Sur scène, c'est différent. Alors que durant une lila on ne connaît pas son programme à l'avance, on n'a que Dieu et ‘Awliya Salihine', sur scène c'est différent, on tient compte de tous les instruments et des musiciens”. Et de préciser : “On anime tous les soirs une lila durant chaâbane (moussem des gnawa) et on est en forme, alors que des fois on anime trois ou quatre concerts et on est exténué. Le gnaoui est une musique qui émane de l'âme. C'est une inspiration.” Hamid El Kasri a joint sa voix à celle de Karim Ziad pour dire qu'il faudrait faire la part des choses entre le sacré (lila, diwan) et le profane (la scène). Evoquant le festival d'Essaouira (Maroc), Karim Ziad qui est directeur artistique à ce grand rassemblement annuel de gnawa du monde entier, citera le défunt grand Maâlem Hmida Boussou qui avait répondu un jour aux puristes en disant : “Sans ce festival, Tagnaouite serait morte.” Pour clore cette magnifique soirée, Hamid El Kasri a interprété aux côtés des Ouled Haoussa, les tarh de Moulay Abdallah Belhocine et Moulay Brahim, avec une interprétation marocaine et algérienne. Sublime soirée !