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Dalil Boubakeur, Recteur de la Grande Mosquée de Paris, à "Liberté"
"Les musulmans et les juifs de France ont toujours été sensibles à ce qui se passe en Palestine"
Publié dans Liberté le 17 - 07 - 2014

Dans cet entretien, le recteur de la Grande Mosquée de Paris revient sur les douloureux événements qui secouent les territoires occupés en Palestine et estime qu'il est important de tenir compte de la réaction de la jeunesse musulmane qui vit dans l'Hexagone.
Liberté : Gaza se fait pilonner depuis des jours et les musulmans de France ont exprimé leur soutien aux Palestiniens. Quelle est votre réaction ?
Dalil Boubakeur : Vous savez, nous avons immédiatement réagi aux bombardements israéliens sur la bande de Gaza en appelant le lendemain à une prière de l'absent. Ce sont nos frères et nous sommes conscients des souffrances qu'ils endurent. Nous restons vigilants et nous sommes inquiets que les choses deviennent incontrôlables. Ce que je note pour ma part, c'est que l'opinion des musulmans n'est plus passive, elle s'exprime. Ce n'est plus comme avant. Face à des événements internationaux qui touchent les musulmans en général, et il faut tenir compte de leur réaction. C'est un élément nouveau, au sein de l'opinion française que de voir des musulmans, notamment les plus jeunes, s'exprimer avec autant de civisme et de maîtrise. Donc, cette jeunesse existe et il faut désormais en tenir compte.
Une grande manifestation a eu lieu de Barbès vers la place de la Bastille en réaction aux bombardements israéliens. Qu'est-ce que cela vous inspire ?
Cela m'inspire de la fierté. La manifestation de Barbès contre les bombardements israéliens sur Gaza est à mon sens une nouvelle forme d'expression, certes qui a toujours existé, mais qui a atteint un certain niveau d'audibilité. Néanmoins, cela ne m'étonne pas du tout. Il y a entre quatre et cinq millions de musulmans en France de toutes origines et je dirais de toutes expressions. Cela dit, l'expression de nos jeunes est devenue d'une clarté qu'on ne connaissait pas avant et je ne vous cache pas que je suis très surpris par cette jeunesse qui est en phase avec les événements. Aujourd'hui, on ne peut plus parler au nom des musulmans de France, car ils ont montré qu'ils s'expriment bien tous seuls et dégagent une énergie de parole et d'opinion, et je le redis, il faut en tenir compte, loin de toute manipulation et diffamation pour éviter toute dérive. Les bombardements sur Gaza sont terribles et engendrent beaucoup de souffrances, des innocents sont tués tous les jours. Je dirais donc que la vie humaine est précieuse et mérite le respect, qu'elle soit musulmane, chrétienne ou juive. Ces crimes et ces drames sont souvent passés sous silence et cela reste plus que préoccupant.
Existe-t-il un risque de l'exportation du conflit israélo-palestinien vers l'Hexagone comme le redoutent les juifs de France ?
De tout temps et depuis le début du conflit, les musulmans de France y ont toujours été sensibles, tout comme les juifs d'ailleurs. C'est pour cela que je dis qu'il faut tenir compte de cette expression. Les événements du Moyen-Orient, même au temps du général de Gaulle ont souvent généré des opinions opposées ici en Europe entre musulmans et juifs. Toutefois, nous, au niveau de la Grande Mosquée de Paris, restons à la disposition de nos frères palestiniens, surtout vis-à-vis des réfugiés qui fuient les bombardements. Nous leur prêtons assistance à tous les niveaux, comme nous l'avons fait dans le passé lors de l'occupation de la Cisjordanie, bien sûr en comptant sur l'aide internationale pour apporter un semblant de solution. Donc, pour revenir à votre question, dès qu'il y a durcissement du conflit du côté israélien, il y a un retentissement ici en Hexagone. Pour nous, il s'agit d'un problème commun, celui d'un pays arabe qui souffre et qui doit être traité humainement et que justice lui soit rendue.
Et quelle est la solution, selon vous ?
La solution reste un Etat palestinien, personne ne veut quitter son pays, ils veulent rester dans leur territoire et qu'on leur reconnaisse un Etat libre et souverain.
Le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) a déclaré vous avoir sollicité au téléphone au lendemain des affrontements rue de la Roquette...
Non, je n'ai reçu aucun appel du président du Crif, le seul qui a pris attache avec moi, c'est M. Joël
Mergui, président du Consistoire israélite de France, à l'occasion de la fête du 14 Juillet. Ce jour-là, il m'a fait part de sa préoccupation concernant une synagogue qui aurait reçu quelques projectiles le samedi ou le dimanche au moment de la marche au niveau de la place de la Bastille. Honnêtement, je n'étais pas au courant de ces événements au niveau de la rue de la Roquette, donc j'ai pu m'informer sur la situation et comprendre qu'il y avait eu des heurts. Mais les interprétations vont d'un extrême à un autre. Pour certains ce sont des jeunes pro-Palestiniens qui en sont à l'origine, pour d'autres, ce sont les pro-Israéliens proches d'une organisation, qui les attendaient pour en découdre et ainsi donner d'autres proportions à ce conflit. Donc, j'ai demandé à ce que l'on fasse attention aux dimensions que l'on donne aux différentes interprétations. Il faut être objectif sans parti pris entre les communautés. Personnellement, je demande à mes frères en ce mois sacré de Ramadhan de rester vigilants et ne pas céder à la provocation, et je profite pour lancer un appel au calme et à la paix pour tout le monde. Et je lance aussi un appel pour que cesse ce drame qui touche nos frères à Gaza qui peut avoir des influences et s'internationaliser, ce que nous ne souhaitons pas. Il est temps de trouver une solution à ce conflit, d'autant que les grandes puissances ont aujourd'hui les moyens pour ramener la paix dans cette région. En ce moment, l'Egypte s'est impliquée aux côtés des Etats-Unis et de l'Union européenne aussi. Et parfois, je m'étonne comment tous ces pays n'arrivent pas à asseoir leur autorité pour amener les deux parties à la table des négociations.
Le ministre de l'Intérieur français, Bernard
Cazeneuve, a été invité le 7 juillet pour l'iftar, c'était une occasion pour aborder un sujet brûlant, celui des "djihadistes". Quel a été son message ?
Je dirais que le message du ministre de l'Intérieur français est celui d'un homme de cœur avec un message d'amitié, vu qu'il est issu d'une famille qui a vécu en Algérie, d'après ce qu'il m'a fait savoir. Il nous a fait part de tout son soutien à la communauté musulmane et tout faire pour que cessent les injustices qui pourraient atteindre notre communauté. Sa présence ce jour-là en tant qu'officiel de la République française au mois de Ramadhan était pleine d'émotion. Pour revenir au sujet du djihad, le ministre nous a fait part de l'inquiétude des services du ministère de l'Intérieur face à ce phénomène qui semble prendre une certaine ampleur. Cazeneuve nous a carrément dit qu'il compte sur notre soutien et notre vigilance pour tenter d'enrayer ce fléau. Il compte au passage sur la vigilance des parents pour éviter de voir leurs enfants sombrer dans la violence. Pour ma part, je pense que ce phénomène est nouveau et grave. Toutefois, c'est un fléau comme tous les autres. Il ne sera pas durable. On a vu tellement de mouvements similaires tels "les Brigades rouges" où les jeunes se prennent de passion avant de basculer dans la violence au nom d'un idéal. Je trouve que ce sont des idées à la limite romantiques. Ce sont des phénomènes qui ont toujours existé, mais qui ne durent pas dans le temps. Cela dit, la vigilance reste de mise. Aussi, je dois préciser que l'islam n'est pas une religion de violence, mais de tolérance, de communauté, de solidarité, de respect et celle du vivre ensemble. L'islam est une religion très moderne et d'actualité.
Comment avez-vous répondu aux sollicitations du ministre qui demandait de dénoncer les futurs "djihadistes" ?
Je lui ai répondu qu'il pouvait compter sur notre aide, car il faut s'entraider lorsqu'il s'agit de mettre un terme à toute forme de violence, mais pas avec la stigmatisation ni la manière forte. Il faudra d'abord comprendre ces jeunes pour cerner ce problème, communiquer et apporter à ces jeunes ce qui leur manque et éviter de les pousser au désespoir. J'ai dit qu'il faut un soutien psychologique et de la consolation, de la prise en charge et du respect. Pour ce qui est de dénoncer, j'ai dit que là n'est pas la solution, car cela pourrait déboucher sur un autre problème... Donc les parents sont responsables et doivent surveiller l'évolution de leurs enfants. Ils sont les seuls, bien sûr avec l'école, aptes à mettre un terme à ce fléau.
Un mot pour finir...
Enfin, je suis très sensible au fait que mes frères arrivent aujourd'hui à s'exprimer avec autant de lucidité loin de toute manipulation. C'est le Ramadhan et c'est le mois de la maîtrise de soi-même, et surtout que des lieux de culte ne soient pas pris pour cibles. Car notre religion refuse ce genre de conduite. Nous sommes partisans du vivre ensemble, c'est notre charte, celle de la paix.
C. M.
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