Dans une action inédite, des policiers ont organisé une manifestation pour exprimer des préoccupations socioprofessionnelles sur fond d'un malaise lié à la gestion sécuritaire du conflit communautaire qui agite depuis des mois la capitale du M'zab. Qui l'aurait cru ? Le fait est sans doute inédit : un corps constitué qui "désobéit", l'espace d'une manifestation, pour crier son désarroi à la face de sa hiérarchie. C'est pourtant le spectacle qui nous a été offert hier depuis Ghardaïa où plusieurs centaines de policiers (plus de 600, selon certaines sources, 1 500 selon d'autres), ont organisé un sit-in devant le siège de la sûreté de la wilaya pour dénoncer leurs "conditions de travail et leur désarroi" face au conflit communautaire qui secoue cette région depuis dix mois maintenant et dans lequel ils sont pris en étau, faute de "pouvoir faire usage de la force" contre les émeutiers. Trois policiers, dont un dans un état critique, ont été blessés, la veille (dimanche) lors d'affrontements à Berriane. Selon des sources locales contactées par Liberté, les policiers issus de 28 wilayas ont entamé leur manifestation vers trois heures du matin suscitant l'étonnement de la population locale qui s'interrogeait sur la nature de l'action, mais aussi sur ses conséquences. Devant le siège de la sûreté de wilaya, les policiers, dont certains - une vingtaine environ - selon la même source, sont venus se joindre à la manifestation, l'emblème national à la main, depuis la ville de Berriane, à une quarantaine de kilomètres au nord de Ghardaïa. Ils ont entonné l'hymne national en brandissant des pancartes sur lesquelles étaient écrits notamment en arabe : "Hamel (DGSN, ndlr) dégage !", "On veut un syndicat indépendant", "On veut voir le ministre", et "10 mois barakat". Après le sit-in, les policiers ont entamé une marche tout le long du boulevard Didouche-Mourad en plein cœur de la ville de Ghardaïa, en direction du siège de la wilaya où certains, fatigués, se sont assis à même le sol. "Nous interpellons le ministre de l'Intérieur sur la situation catastrophique que nous vivons dans la région marquée par des émeutes", ont-ils scandé durant leur sit-in, a, de son côté, rapporté l'APS. D'après nos sources, les protestataires ont même refusé de rencontrer leurs responsables hiérarchiques, exigeant la présence du ministre. Probablement sous le sceau de l'urgence, le général-major Abdelghani Hamel s'est rendu à Ghardaïa dans l'espoir de rassurer les policiers dont l'action constitue sans doute un fait sans précédent dans l'histoire du pays. Avant de se rendre au chevet des policiers blessés, le DGSN a rencontré, durant sa visite, les agents de maintien de l'ordre dont "certains lui ont fait part de leurs préoccupations notamment après les attaques dont ils ont fait l'objet au cours des dernières 24 heures", selon un communiqué rendu public. Contrairement à ce qui a été rapporté par certaines "parties", aucun policier n'a été tué durant les affrontements de dimanche à Berriane, précise le texte qui ajoute que Hamel a rassuré les policiers quant à la "prise en charge de toutes leurs préoccupations", rappelant que le policier est "l'homme du sacrifice et reste exposé à des risques pendant l'accomplissement de sa noble mission". La DGSN note également que "sa mission se poursuivait avec abnégation dans le cadre du strict respect des lois de la République". Deux morts et plusieurs blessés à Berriane Mais qu'est-ce qui a bien pu pousser les policiers à cette inattendue action ? Selon nos sources tout a commencé samedi, lorsque les forces de l'ordre ont appréhendé cinq individus en train de brûler un périmètre agricole à la sortie de la ville de Berriane. Le lendemain, soit dimanche, plusieurs personnes, en guise de solidarité, ont pris d'assaut le tribunal de la ville où devaient comparaître les cinq personnes. C'est alors que les affrontements reprennent de plus belle. Au cours de leur intervention, les policiers ont eu à déplorer trois des leurs blessés, dont un jugé dans un état de grave. C'était suffisant pour les forces de l'ordre, déjà éprouvées par dix longs mois de présence au milieu d'un interminable conflit communautaire, de crier leur ras-le-bol et leur désarroi. Mais conséquence du retrait de la police : les affrontements ont repris de plus belle à Berriane dans la journée d'hier où deux personnes ont été tuées et une dizaine de blessés parmi les agents de la police et de la Protection civile, selon des sources médicales citées par l'APS. D'après nos sources, les deux jeunes tués sont Brahimi Mustapha et Labgâa Tahar, âgés tous deux de 19 ans. Une vingtaine de maisons ont été également incendiées, ajoutent les mêmes sources qui précisent qu'il aura fallu l'intervention de la Gendarmerie nationale pour ramener le calme. "Des groupes de jeunes ont commencé à lancer des pierres, des cocktails Molotov et à enflammer des pneus, avant que la situation ne se dégrade davantage, créant un climat d'insécurité sur le tronçon incontournable de la RN1 traversant la ville de Berriane", a indiqué à l'APS, un notable et un élu local. "Le trafic routier a été momentanément interrompu avant que les forces de la Gendarmerie nationales déployées sur les lieux ne rétablissent la circulation", a-t-elle précisé. Nos sources soutiennent cependant que le calme reste précaire. Une action et des interrogations Mais l'action d'hier de la police n'a pas manqué de susciter des réactions. Au RCD, on s'interroge sur cette attitude jugée "d'une extrême gravité". "L'opinion publique au niveau de la localité (Berriane) s'interroge sur les motivations réelles d'une telle démarche. Pour certains elle serait un acte de désobéissance, pour d'autres il s'agirait d'une instruction de la hiérarchie", écrit le RCD dans un communiqué rendu public. "Le RCD déplore la dégradation extrême de la situation sécuritaire dans cette wilaya et considère que tout refus d'assurer la protection des biens et des personnes est d'abord une violation flagrante de la Constitution et une non-assistance à personnes en danger. Le RCD met en garde les pouvoirs publics sur les conséquences imprévisibles d'une telle dérive", ajoute le texte. Pour sa part, la Laddh, aile de Me Dabbouz, soulève plusieurs questions. "La gestion sécuritaire du pays, seule politique pratiquée en l'absence de tout dialogue réel avec les habitants de cette région ou celle des autres régions, telle que conçue jusqu'à présent, ne fait-elle pas qu'envenimer la situation, aggraver les conflits et mener au chaos que le discours officiel utilise comme prétexte pour instrumentaliser les forces de sécurité et l'appareil de justice ?". "Est-ce pour défendre un régime qu'ont été développés les corps de sécurité ou pour défendre et sécuriser la population, mission constitutionnelle s'il en est ?", s'interroge l'ONG. La Laddh, qui avait déjà attiré plusieurs fois l'attention des autorités et de l'opinion publique sur les graves évènements, allant jusqu'à la mort d'homme et l'incendie des domiciles qui avaient eu pour lieux ces deux villes, interpelle "les autorités algériennes et demande l'abandon de la gestion sécuritaire au profit d'une démarche démocratique dans le but de construire des consensus en répondant aux attentes et besoins des Algériens et Algériennes". La Laddh se prononce en faveur de la création d'un syndicat de la police. "Continuer à refuser cela exprime la volonté de persister dans l'utilisation de ces corps comme remparts contre la société et approfondir encore plus le déficit, entre les autorités et la société ainsi qu'entre les différents corps de la société", conclut le texte.