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Maître Vergès : “Mes yeux se sont ouverts à Alger”
Le célèbre avocat a animé jeudi une conférence au CIP
Publié dans Liberté le 21 - 08 - 2004

À l'invitation de la Fondation du 8-Mai-1945, le célèbre avocat international, Jacques Vergès, a prononcé jeudi dernier, au Centre international de presse d'Alger, une conférence autour du thème : “Des crimes coloniaux aux crimes d'Etat”.
Truculent, succulent, mordant, captivant, à 79 ans, le très médiatique et non moins controversé Jacques Vergès n'a rien perdu de sa superbe, encore moins de son verbe. Il a ému d'entrée en appelant ses hôtes — des anciennes moudjahidate et des anciens moudjahidine pour la plupart, dont Drifa Ben-M'hidi, la sœur de Larbi Ben-M'hidi, ainsi que ses pairs du barreau d'Alger – “Mes chères sœurs et mes chers frères !” De sa voix impérieuse, il entame sa “plaidoirie” par une marque de reconnaissance liminaire : “Il y a dans le monde des lieux inspirés. En Russie, il y a Stalingrad. À Paris, il y a le Mont Valérien. Pour moi, ce lieu, c'est Alger, et dans Alger, la prison Barberousse car c'est là que j'ai ouvert les yeux”. Dans la foulée, Vergès fustige les tenants d'un “double langage” en métropole.
Ceux qui, à Paris, se gargarisent de littérature humaniste, et qui, dans le même temps, massacrent, tuent, pillent et exproprient dans les “provinces” d'Outre-mer. Vous savez, à l'époque, le gouvernement français était un gouvernement de Front populaire, pas d'extrême-droite. Le gouverneur général, Robert Lacoste, n'était pas catalogué comme fasciste mais comme socialiste et résistant. Le garde des Sceaux était membre de l'Union démocratique et sociale de la résistance, et ce n'est autre que M. François Mitterrand. “Le chef de l'Etat, Guy Mollet, était membre de l'Internationale ouvrière. Il y avait donc les grands mots d'un côté et la réalité sordide et criminelle de l'autre”, dit-il, avant d'asséner : “Le 20 août 1955 était une réponse aux massacres du 8 mai 1945”.
Evoquant la stratégie qui fut la sienne lors des houleux procès qui l'avaient opposé aux juges français durant la période coloniale, Jacques Vergès souligne qu'il avait adopté une stratégie de “rupture” plutôt que de “connivence” : “Je disais que les juges sont là pour accomplir une tâche criminelle. Ils sont sourds et aveugles volontaires. Nous devons les combattre. Il fallait les déconsidérer devant l'opinion internationale”, plaide-t-il avec vigueur. Il rappellera que Me Ali Boumendjel allait inaugurer une liste d'assassinats d'avocats aussi bien en Algérie qu'en France : “À Paris, alors que nous préparions le procès de l'Ugema, l'avocat Mokrane Ould Aoudia fut assassiné.” Juste après, nous avons reçu des menaces de mort, tandis que çà et là, on nous traitait de ”mercenaires grassement payés”. Ce passé douloureux lui fera dire à l'adresse de ses confrères algériens présents en force dans la salle de conférence, à leur tête son ami Me Amar Bentoumi : “Je voudrais dire aux avocats d'Alger qu'ils ont un très grand honneur car le barreau d'Alger est né dans le sacrifice et l'action. Rares sont les barreaux qui naissent dans ces conditions”.
Le blanc aux joues roses et aux lèvres de corail…
L'histoire se mange toujours la queue, semble nous dire Vergès, elle qui revient toujours sur ses pas, comme le criminel sur les lieux du crime : “On pense qu'il y a un progrès dans l'Histoire, ce n'est qu'une illusion. Le XIXe siècle a été celui de la science, du développement de l'Europe. Mais le développement de la science a-t-il profité au reste du monde ? Tant s'en faut. L'Europe n'a fait que redoubler de barbarie, justifiant les conquêtes et les génocides au nom de la science. Nous avons ainsi assisté à une interprétation primaire de la théorie de Darwin”.
En l'occurrence, le conférencier cite une curieuse théorie d'un certain Charles White, médecin à Manchester, qui, dans un essai raciste publié en 1799, magnifiait en ces termes, la race blanche dont l'indo-européen est le prototype suprême : “Où trouverons-nous si ce n'est chez l'Européen cette tête noblement voûtée qui contient une telle quantité de cerveau ? Ce visage perpendiculaire, ce nez proéminent et ce menton rond et saillant ? Cette variété de traits, de richesse d'expression ? Ces joues roses et ces lèvres de corail ?” Et Vergès d'ironiser: “Tant pis pour ceux qui n'ont pas les joues roses et les lèvres de corail, ils doivent disparaître.”
Disséquant le procès de Nuremberg (1945-1946), supposé éradiquer à jamais le racisme et la barbarie, Jacques Vergès souligne là encore l'hypocrisie et les mensonges des magistrats qui avaient siégé à Nuremberg : “La condamnation du nazisme était sans doute justifiée, mais ceux qui le condamnaient n'étaient pas d'une candeur parfaite.” Il se rappelle ainsi l'attitude d'un juge anglais qui, lorsqu'on lui avait parlé des “indigènes” de telle contrée reculée, avait dit : “On ne recense pas la faune.” Citant Hitler à la barre, Vergès soutient que l'effroyable Führer avait commis des crimes qui n'étaient, à bien y regarder, pas plus abominables que les horreurs perpétrées par les puissances coloniales en Afrique et ailleurs. “Mais parler des crimes de l'Europe colonialiste était sacrilège”, soulève l'orateur. S'appuyant sur des notes qu'auraient produites l'un des scribes officiels d'Hitler, Vergès rappelle que le maître de l'Allemagne nazie avait clairement dit : “Il faut coloniser la Russie et l'Ukraine comme les Etats-Unis ont fait avec les Peaux Rouges et les Anglais avec l'Inde”.
Ce qui autorise le conférencier à stipuler que la Shoah n'était que la continuité de l'esprit et de l'idéologie coloniale.
Jetant un pont avec les tragédies actuelles, Jacques Vergès estime que la machine coloniale continue à faire son œuvre et à mener une “guerre de brigandage au nom de la démocratie”. Cette fois-ci, l'empire colonial compte sur un nouvel étendard : la bannière étoilée (assisté de l'Union Jack, l'emblème de Sa Majesté). “En Irak, aujourd'hui, les Etats-Unis agissent sans l'ONU. Nous avons pu voir des photos insoutenables de ce que les Américains ont fait de l'Irak. On évoque l'éternelle excuse des tortionnaires, à savoir, torturer pour soutirer des renseignements et éviter des morts. Quand on tient un prisonnier par une laisse comme un chien, quelle est l'utilité pour le renseignement ? Quand on entasse des prisonniers nus, quelle utilité y a-t-il pour le renseignement ? Moi je vois là une volonté manifeste d'avilir et de nier l'humanité de l'Autre”.
La mondialisation criminelle
Pour avoir suivi de près l'actualité du drame irakien, Jacques Vergès a pu réunir une somme considérable de témoignages sur les atrocités commises à l'encontre de nos sœurs et de nos frères en Irak : “Il y a lieu de noter que l'on a introduit le sexe comme arme d'avilissement terrible. J'ai recueilli des témoignages faisant état d'un enfant de 12 ans sodomisé dans la prison d'Abou Ghrib, d'une fillette violée devant son frère, d'une femme devant son mari. On m'a dit ce sont des bavures comme on disait durant la guerre d'Algérie. Non, ce ne sont pas des bavures. Il y a des textes écrits où on a dit clairement aux soldats américains : “Contez-les et faites-en ce que vous voulez !” Des gardiens de prison ont avoué à Rumsfeld qu'ils gardaient les prisonniers debout pendant quatre heures. Il leur a répondu : “Pourquoi pas huit ? Pourquoi pas douze”. On a privé des prisonniers de sommeil. On les a assourdis en faisant diffuser une musique tapageuse. On a vu des femmes soldates s'ennuyer en riant des prisonniers irakiens. Elles ne manifestaient pas même des regards de haine car la haine souligne l'existence de l'autre.
Là, elles rient, et l'autre est réduit à l'état d'animal. Pis, puisqu'un chien est mieux traité. Je n'ai pas vu servir de la nourriture à un chien dans des cuvettes de toilettes ou bien éclabousser un chien d'excréments comme cela a été fait avec les prisonniers irakiens.
Abordant la situation en Palestine, Vergès invoque le cri du cœur d'un journaliste des Territoires qui lui disait : “Je ne vois pas la fin de ce conflit. La moitié des Palestiniens ont moins de 20 ans. Ils sont tous nés dans les camps. Ils n'ont d'autre avenir que la mort. À Jénine, à Naplouse, à Gaza, partout les chars tuent !”
Et le fougueux avocat de charger de nouveau l'Occident néo-colonialiste : “L'Occident parle de Tienanmen parce que c'est loin, parce que c'est la Chine, mais il ne parle pas des crimes d'Israël. Il parle du Mur de Berlin mais pas du Mur de la Honte bâti par Sharon”. Avant de lancer : “Il ne faut pas croire béatement à la mondialisation. S'il s'agit de la mondialisation des droits de l'Homme, oui. Mais aujourd'hui, la mondialisation est synonyme de l'ensauvagement du monde.”
M. B.
Jacques Vergès répond aux questions du public
La conférence de Jacques Vergès, on l'aura deviné, a suscité un très grand intérêt de la part du public, comme en témoignent les nombreuses questions qui lui ont été posées à l'issue de son intervention, et dont nous reproduisons ici quelques-unes.
Comment faire condamner le général Paul Aussaresses pour ses crimes ?
Jacques Vergès : Ce sont des crimes qui sont aujourd'hui amnistiés. Si Hitler avait gagné la guerre, il aurait amnistié les SS. Aussaresses s'est vanté de ses exploits. Il est même devenu expert international dans les années 1970, et instructeur des Marines. Ce sont des criminels qui s'amnistient car ils n'ont pas été vaincus.
Est-ce que les plaintes pour crimes contre l'humanité commis durant la période coloniale peuvent aboutir ?
Ce sont des crimes non prescriptibles mais amnistiables. Un juge parisien m'a dit que tous les crimes commis durant les “événements d'Algérie” ont été amnistiés. De plus, les Accords d'Evian rendent la démarche difficile.
Qu'en est-il de vos démarches pour assurer la défense de Saddam Hussein ?
Dans le cas de Saddam, c'est la famille qui choisit et elle est divisée. Sa fille, qui est établie en Jordanie, a engagé un bâtonnier à Amman qui s'est entouré de dix-neuf avocats dont la fille de Kadafi, le nouvel ami des Etats-Unis. En outre, le tribunal mis en place par Salem Chalabi, qui est un avocat qui a un bureau à New York et en Israël, est sujet à caution. Ce tribunal a été mis sur les fonts baptismaux par les Américains. Or, on ne peut pas fonder le droit sur la base d'une guerre d'agression, ce tribunal n'a donc pas d'existence acceptable.
Chirac vient d'accorder la Légion d'honneur à la ville d'Alger. Qu'en pensez-vous ?
Je pense qu'Alger mérite tous les honneurs et toutes les décorations. Pour le reste, je me déclare incompétent pour donner une signification à ce geste.


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