Contacté, hier, par téléphone à Bagdad où il se trouve actuellement, Patrick Forestier revient sur l'affaire “El-Para”. Il nous livre également ses sentiments sur les otages français enlevés en Irak et sur le dur métier de reporter de guerre. Liberté : Comment s'est effectuée votre rencontre avec El-Para ? Patrick Forestier : Je suis entré au Tchad à partir du Niger après avoir traversé le plateau du Ténéré. J'ai essayé d'éviter les patrouilles de l'armée tchadienne ainsi que les champs de mines. Vous savez, le Tchad a connu des guerres successives depuis 1980 et, de ce fait, le pays est infesté de mines. J'étais entré en contact avec les combattants de la rébellion tchadienne que je connaissais bien pour avoir couvert toutes les guerres du Tchad depuis vingt-cinq ans. Arrivé au territoire du MDJT, le Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad, j'ai pu circuler en “zone libérée”. Quelles étaient les conditions du MDJT pour vous faire rencontrer El-Para ? Il n'y avait aucune condition. Il faut dire que la chose intéressait le MDJT parce qu'il y a eu des “fuites” organisées qui disaient que le MDJT était passé sous la coupe du GSPC. On laissait entendre que El-Para était devenu le commandant en chef du MDJT, ce qui est totalement faux. Il n'y a aucun amalgame à faire là-dessus. Le Para, on le verra sur France 2, est bien menotté en compagnie de quatorze autres prisonniers du GSPC, des Algériens, mais aussi des Mauritaniens, des Maliens, des Nigériens, des Nigérians, etc. Dans le lot, il y avait même des Afghans morts au combat. Dans quel état d'esprit l'avez-vous trouvé ? Est-ce qu'il était affaibli ? Est-ce qu'il garde toute sa hargne ? Les images qui vont être diffusées sur France 2 le montrent d'une façon éloquente, El-Para est, aujourd'hui, épuisé. Après six mois de captivité, il se montre moins “conquérant”. Quand il a été capturé par les Tchadiens, il s'est adressé à eux en jouant sur la fibre religieuse. Il parlait à ses “frères musulmans” comme un chef venu prendre la tête du MDJT pour le rallier au GSPC. Certes, le Tchad est un pays musulman. Cela fait vingt ans que je couvre la guerre là-bas, même si j'ai vu les Tchadiens prier, je ne les ai jamais entendu proclamer le djihad ou parler de parti islamique. La rébellion tchadienne est un mouvement politique qui mène une opposition armée et qui veut changer le régime de N'djaména. Le discours d'El-Para n'a donc pas marché, et aujourd'hui, il a beaucoup maigri. Il a perdu 22 kilos. Il a fait trois tentatives d'évasion, alors il est tout le temps menotté. Il ne savait pas qu'on ne pouvait pas échapper du Tibesti quand on ne connaît pas les pistes et les points d'eau, ajouter à cela que c'est un champ de mines. Lorsqu'il m'a vu, il a été surpris et soulagé. Je lui ai demandé s'il était d'accord pour une interview et il a tout de suite dit oui. Il a vu en moi une espèce de bouffée d'air frais et m'a fait un numéro de séduction. Il évitait toute référence à la dimension internationale de son action. Il me parlait de son combat en Algérie et évitait toute confession sur les relations qu'il entretenait par internet avec les combattants d'Afghanistan ou encore sa relation avec le numéro deux d'Al-Qaïda (Aymane Adhawahri, bras droit d'Oussama Ben Laden, ndlr). Il me faisait un numéro de charme en souriant et se faisant passer pour une victime, mais je n'étais pas dupe de son jeu. Il a même prétendu que sa mère était française et qu'elle s'appelait Blanchette. Il a répondu à vos questions en français ? En fait, il baragouinait plutôt… Il y a eu beaucoup de tractations pour livrer Abderrezak El-Para, et jusqu'à présent, le statu quo persiste. Qu'est-ce qui empêche, selon vous, son rapatriement à Alger ? Il y a eu deux rencontres à Niamey (capitale du Niger, ndlr) entre les représentants du MDJT et des officiels algériens, dont l'ambassadeur d'Algérie et un général des Services secrets algériens. L'un des participants côté tchadien à ces rencontres, et qui s'appelle Adam N'garé, qui est commissaire aux finances au sein du MDJT, m'a affirmé que la partie algérienne voulait faire coïncider le rapatriement d'El-Para avec l'investiture du président Bouteflika pour son second mandat. Mais la faisabilité technique de l'opération s'avérait compliquée. Le MDJT devait traverser une zone tchadienne “ennemie” avant de pouvoir entrer en Algérie. La rébellion a donc estimé que c'était un piège. Le MDJT ne comprenait pas pourquoi le comité d'accueil algérien était-il fortement armé et soupçonnait un règlement de comptes. En gros, le MDJT n'est pas contre le principe de livrer El-Para à la justice algérienne. Il voudrait juste qu'il soit jugé équitablement. Il n'y avait donc pas de réticences sur le principe de le livrer. Les rebelles tchadiens estiment que les officiels algériens ont beaucoup traîné pour le rapatrier alors qu'ils auraient pu envoyer un avion ou un hélicoptère, surtout qu'il y a plusieurs terrains pour se poser dans le Sahara. Mais, d'un autre côté, il aurait fallu pour ce faire violer l'espace aérien tchadien ou bien demander une autorisation au gouvernement officiel de N'djaména, lequel gouvernement ne reconnaît pas la rébellion. En somme, c'est la quadrature du cercle. Les Américains, depuis les attentats du 11 septembre, ont mis leur point d'honneur à pourchasser tous les chefs terroristes affiliés à Al-Qaïda. Ne pensez-vous pas que les Etats-Unis aient eu quelque rôle dans cette affaire ? Il faut noter déjà que les Américains ont déplacé le “Plan Sahel” qui couvre tous les pays riverains du Sahara, à savoir le Tchad, le Mali, la Mauritanie, l'Algérie, le Niger, etc. Aujourd'hui, les Américains entendent moduler leur aide financière et humaine à ces pays pour mieux contrôler le Sahara qu'ils considèrent comme l'une des bases arrière du réseau Al-Qaïda. En traversant le Sahara en juillet dernier, je me suis aperçu des multiples trafics auxquels se prête ce terrain, à commencer par le trafic de cigarettes qui, depuis Lomé et Niamey, atteignent la Libye, l'Algérie, l'Europe, la France. Il en va de même pour le trafic de drogue et le trafic d'armes. Et pour tous ces trafics, le plateau du Tibesti offre une forteresse naturelle tout comme il pourrait offrir une base de repli idoine aux activistes d'Al-Qaïda présents dans la région comme c'est le cas aux frontières afghano-pakistanaises. La Libye s'est impliquée d'une façon significative dans la gestion de l'affaire “El-Para”. Comment décryptez-vous l'agitation de Kadhafi, en l'occurrence ? Kadhafi veut apparaître dans cette histoire comme le champion de la lutte antiterroriste drapé des habits blancs immaculés de la virginité. C'est nouveau, au vu du passé du régime libyen et de son implication dans le terrorisme international. Kadhafi veut avoir la grâce des Américains et sauver son régime en collaborant avec les Etats-Unis. Il a ainsi demandé à la rébellion tchadienne de lui remettre ses prisonniers alors que le MDJT est plus qu'en froid avec Tripoli depuis la mort de son leader Youssouf Togoïmi en 2002. Il avait sauté sur une mine au Tibesti et avait été évacué vers un hôpital de Tripoli. Il est mort là-bas d'un coup alors qu'il s'était remis de sa blessure. Le MDJT a trouvé cette mort suspecte et a réclamé le corps de son ancien président, mais la Libye ne le lui a jamais remis. Pendant ce temps, le régime libyen s'est rapproché du gouvernement de N'djaména. Il veut visiblement faire d'une pierre deux coups : éliminer et le GSPC et le MDJT. Voilà la tactique de Kadhafi. Vous vous trouvez en ce moment à Bagdad dans un contexte particulièrement délicat. Vos confrères et néanmoins compatriotes Georges Malbrunot et Christian Chesnot sont toujours retenus en otages. Où en sont les négociations avec les ravisseurs et quelles sont les chances des deux journalistes d'être libérés ? Il n'y a pas eu de négociations avec les preneurs d'otages, mais des échanges par le biais d'intermédiaires. Il semblerait que le principe de leur libération est acquis depuis plusieurs jours. Mais la question de la rançon n'a pas été évoquée. Après l'affaire du voile en France, il y a eu une campagne d'explication de la part des conseils des oulémas en Irak. Il me semble que le message est bien passé et des nuances ont été apportées. Patrick Forestier, vous êtes grand reporter à Paris-Match, habitué des terrains minés. N'avez-vous pas de craintes pour l'avenir de ce métier, en particulier dans les zones de conflits où les reporters sont traités comme des belligérants et pris pour des cibles ? Ne vous sentez-vous pas découragé ? Cela fait 25 ans que je fais ce métier et je ne me sens pas découragé. Ceci dit, je pense qu'il y a effectivement une dégradation des conditions de travail des journalistes dans les zones de conflits, notamment au Proche-Orient. L'attaque contre les journalistes n'est pas nouvelle, mais elle se concentre de plus en plus. Et l'affaire du rapt de nos confrères français confirme un fait révélateur : les mouvements les plus extrémistes traitent les journalistes comme des acteurs, pas comme des témoins, alors qu'ils ont besoin de la presse pour expliquer leur combat et passer leurs messages. En Irak, ce principe ne semble pas être compris par tout le monde. En s'en prenant aux journalistes, ils se tirent dans le pied. Les extrémistes ont l'esprit étroit et croient que leur combat est unique. M. B. Voir ce soir, à partir de 19h55 (heure d'Alger), dans le magazine Envoyé spécial sur France 2, Carnet de route sur les traces du Ben Laden du désert : El-Para, un reportage de Patrick Forestier et Paul Comiti. BIO EXPRESS Patrick Forestier est grand reporter au magazine Paris-Match. Bourlingueur aussi intrépide qu'infatigable, en 25 ans de métier, il a fait toutes les sales guerres de la planète : l'Irak, l'Afghanistan, la Bosnie, le Cambodge, le Proche-Orient, le Tchad, etc. Dernier “scoop” en date : il a interviewé, en juillet dernier, Abderrezak “El-Para” alias Amari Saïfi, ancien n°2 du GSPC, au Tibesti ; interview qui sera diffusée ce soir, sur France 2, dans Envoyé spécial. Patrick Forestier est l'auteur de plusieurs ouvrages qui sont un peu ses carnets de route : Un otage à Beyrouth (Filipacchi, 1988. Le livre sera adapté au cinéma par le Libanais Maroun Bagdadi et remporte le prix spécial du jury à Cannes en 1991), Confessions d'un émir du GIA (Grasset, 1999), Hôtel Palestine. Chroniques inattendues de la guerre à Bagdad (Grasset, 1999).