Une foule en colère saccageait et brûlait sur son passage tout ce qui peut représenter la France en Côte-d'Ivoire. Agissant en position de force, après le bombardement de ses unités militaires, la France a eu recours à ses soldats pour faire taire le sentiment anti-français prévalant depuis de longues années parmi les Ivoiriens. Pays partagé en deux depuis l'apparition du mouvement rebelle en 2002 dans le Nord contre le président Laurent Gbagbo, la Côte-d'Ivoire est confrontée depuis samedi dernier à un véritable bras de fer avec la France. Des manifestations gigantesques contre les intérêts français se sont spontanément déclenchées dans différentes villes ivoiriennes, notamment la ville principale Abidjan et la capitale Yamoussoukro. Il y aurait, selon le président de l'Assemblée nationale ivoirienne, une trentaine de ses compatriotes tués par les soldats français. Mamadou Koulibaly a été jusqu'à accuser la France d'“occuper” son pays et de reprocher au président français, Jacques Chirac, “d'avoir armé les rebelles”. “Depuis le début de cette crise, nous avons le sentiment et les preuves que c'est Jacques Chirac qui a armé les rebelles dans un premier temps”, a-t-il affirmé, avant d'ajouter : “La population et l'Etat ivoiriens souhaitent que cette armée d'occupation libère le territoire et s'en aille.” Ces déclarations constituent un véritable pavé dans la mare et jettent de l'huile sur le feu au moment où le sentiment anti-français atteint son paroxysme au sein de la société ivoirienne. Quant au bombardement du cantonnement militaire français, M. Koulibaly a déclaré qu'il ne s'agissait que d'un “accident, comme ça arrive en temps de guerre”. Selon lui, les neuf militaires français ont été tués par “des projectiles rebelles” et non par des bombardements de l'armée de l'air ivoirienne. Sur le terrain, la situation est incontrôlable. Une population en furie s'attaque à tout ce qui est français, et parfois même européen en général. Ainsi, une centaine d'étrangers se sont réfugiés à l'intérieur d'un cantonnement militaire français stationné à Abidjan parce que leurs habitations ont été saccagées par une foule en colère. Les soldats français ont eu recours aux grenades lacrymogènes pour tenter de disperser les manifestants qui se sont attroupés devant l'entrée de la caserne. Ces mouvements de foule ont fait leur apparition à la suite de l'opération de représailles de l'armée française, qui a détruit au sol la majeure partie des aéronefs de l'armée de l'air ivoirienne dans la nuit de samedi dernier. En effet, sitôt cette information rendue publique, un déferlement de manifestants a été constaté particulièrement à Abidjan. Quatre lycées français ont été attaqués et brûlés par la foule. Cette situation a engendré un véritable climat de psychose parmi les Français résidents en Côte-d'Ivoire. “Ici, c'est l'horreur ! On a peur : il y a des enfants, il y a des femmes, on ne peut rien faire, ils sont des centaines de milliers”, racontait, hier, un ressortissant français habitant Abidjan à une radio de l'Hexagone. D'après une Ivoirienne, “des gens incontrôlables passent de porte en porte, ils cherchent des Blancs, des Européens ; on est livrés à nous-mêmes”. Ces témoignages montrent on ne peut mieux la gravité de la situation prévalant depuis samedi dans certaines villes de Côte-d'Ivoire. Il s'agit d'une véritable situation de guerre, selon les correspondants de presse présents sur les lieux. Les émeutiers ne reculent devant rien, attaquant tout ce qui représente la France. Pendant ce temps, du côté de l'Elysée, l'on s'est assuré le soutien du Conseil de sécurité à travers une déclaration de l'organe exécutif de l'ONU qui a condamné “le bombardement ivoirien contre les militaires français”. Il est même question d'embargo militaire contre le régime de Laurent Gbagbo pour peu que Paris en formule la demande. Cela étant, la France, qui tient le président Gbagbo pour seul responsable de ce qui s'est passé, s'attelle à renforcer sa présence militaire dans ce pays. Un premier contingent de 150 soldats français en provenance de Libreville, la capitale gabonaise, est arrivé hier matin à l'aéroport d'Abidjan, s'ajoutant aux 4 000 militaires français présents en Côte-d'Ivoire pour la force Licorne depuis septembre 2002. L'on attend encore le transfert d'autres troupes françaises, à partir notamment de Djibouti, où se trouve la principale base militaire française en Afrique avec pas moins de 2 700 hommes. Trois avions de chasse de type Mirage F1 ont été également déployés à Libreville par mesure de précaution. L'argument avancé pour justifier ce branle-bas de combat est bien sûr d'assurer la sécurité des ressortissants français, au nombre de 16 500. C'est dire que l'Elysée est prêt à tout pour maintenir son hégémonie sur la Côte-d'Ivoire. La présence française en Côte-d'Ivoire La présence de la communauté française en Côte-d'Ivoire a beaucoup évolué depuis le début de la rébellion contre le président Laurent Gbagbo, le 19 septembre 2002. Actuellement, quelque 16 500 ressortissants français sont immatriculés au consulat de France, un chiffre stable par rapport au printemps 2002. “Il y a eu beaucoup de départs mais aussi beaucoup de nouvelles immatriculations. Et si beaucoup d'épouses ont quitté le pays avec leurs enfants, les hommes eux sont généralement restés en Côte-d'Ivoire pour affaires”, explique une source diplomatique. Le sentiment anti-français qui s'est développé entre 2003 et début 2004 a poussé beaucoup de Français au départ. Il a aussi incité de nombreux autres, qui ne s'étaient pas fait connaître du consulat, à se faire recenser, notamment au cas où Paris donnerait l'ordre d'évacuer ses ressortissants. D'autres ont quitté le pays sans pour autant se faire radier, alors qu'à la rentrée de septembre ont été enregistrés des retours et des scolarisations nombreuses. “Les chiffres ne sont pas très fiables, on peut évaluer à environ 10 à 11 000 personnes le nombre de Français effectivement dans le pays”, a estimé cette source, soulignant également la forte proportion croissante de binationaux, avec au moins 60% de Franco-Ivoiriens. Une proportion non négligeable vit également entre la France et la Côte-d'Ivoire, ce qui rend encore plus difficile l'évaluation de leur nombre. La grande majorité des ressortissants français de Côte-d'Ivoire est concentrée à Abidjan, la capitale économique, siège des grandes entreprises et des administrations. La crise a encore renforcé ce phénomène et la quasi-totalité des Français qui vivaient dans la moitié nord du pays, sous le contrôle de la rébellion, ont été évacués. Il ne reste actuellement qu'environ 200 Français à Yamoussoukro, la capitale administrative (250 km au nord-ouest d'Abidjan), et environ 300 à San Pedro (300 km à l'ouest), le second port du pays. La plupart des Français de Côte-d'Ivoire sont des résidents, établis de longue date dans le pays. Les quelque 200 filiales de grands groupes français, comme Bolloré, Bouygues ou France Télécom employaient un faible nombre d'expatriés, qui ont généralement été remplacés par des “locaux” depuis le début de la crise. L'essentiel de l'activité française dans le pays est fournie par environ 600 PME-PMI. La plupart sont toujours présente, tout en ayant réduit leur activité, ou se sont redéployées vers des pays voisins, en conservant une présence en Côte- d'Ivoire. Un contingent d'environ 600 soldats français du 43e Bataillon d'infanterie de marine est basé en permanence à Abidjan. Depuis le début de la crise, la France a déployé plusieurs milliers de soldats supplémentaires dans le cadre de l'opération Licorne. Ils sont au total entre 4 000 et 5 000 à se relayer en Côte-d'Ivoire selon les relèves. La France n'envisage pas d'évacuer ses ressortissants La ministre française de la Défense, Michèle Alliot-Marie, a déclaré samedi dernier qu'il n'était “pas question aujourd'hui d'une évacuation des ressortissants français” de Côte-d'Ivoire, dans une interview accordée à la chaîne de télévision publique France 2. “La situation n'en est pas là”, a ajouté la ministre. “Il y a eu quelques agitations aujourd'hui à Abidjan et aux alentours d'Abidjan. Il y a eu des affrontements qui sont en train de se terminer”, a-t-elle poursuivi. “J'appelle le président Laurent Gbagbo à assurer la sécurité publique” à Abidjan. “C'est de sa responsabilité”, a-t-elle dit. “Ce qui est important, c'est que les choses se calment”, a ajouté la ministre. K. A