Les événements survenus récemment à Touggourt, marqués par la mort de deux protestataires et des blessures occasionnées à des trentaines d'autres, sont dramatiques. Ces propos qui ont émané d'un haut responsable du ministère de l'Intérieur et des Collectivités locales ont étonné plus d'un, notamment quand l'intéressé a ajouté ceci : "On aurait pu les éviter !" Est-ce à dire que les responsables locaux ont failli à leur mission ? Oui, ont dit certains observateurs de la vie politique qui ont assimilé la déclaration de ce haut fonctionnaire à un constat sévère, voire un aveu de l'incapacité des pouvoirs locaux à prendre en charge les besoins sociaux des populations, accumulés et en hausse, que connaissent plusieurs régions du pays. En se cantonnant à laisser la situation pourrir et à s'envenimer, comme à Touggourt, les autorités de cette ville et leur tutelle ont fait la preuve de leur ignorance et du mépris qu'elles portaient, selon les manifestants, aux populations les plus défavorisées. Dans ce cas de figure et bien avant le drame, les jeunes de Touggourt avaient demandé, pourtant, à être entendus par les responsables, mais en vain, ces derniers s'étant inscrits aux abonnés absents. Et après le drame, les responsables locaux ont été jusqu'à rejeter la véracité des accusations formulées à leur endroit par les manifestants, en tentant de "faire porter le chapeau" au chef de daïra intérimaire. Décidemment, dans l'administration, on est toujours responsable mais jamais coupable, au pire on fait payer les lampistes ! Il n'en demeure pas moins que le ressort est cassé entre les responsables locaux et la population, et Touggourt fera date. Malgré cela, le discours des walis et des ministres en visite sur le terrain des collectivités locales reste résolument optimiste, alors qu'on continue, par exemple, à enregistrer des retards tant dans le lancement des projets que leur réalisation. La consommation des budgets alloués reste des plus faibles. Les taux de consommation des PSD et PCD ne dépassent pas, selon certains chiffres publiés dans la presse nationale, les 30% dans plusieurs communes et n'atteignent pas 50% dans certaines wilayas. A tout cela, il faut ajouter l'absence de suivi des projets, leur faible maturation technique, ce qui a pour effet d'impacter négativement sur l'enveloppe allouée et qui conduit à des réévaluations plus que préjudiciables. L'Etat central a pourtant injecté des centaines de milliards à travers les programmes quinquennaux de développement : programme de croissance économique, programme de relance économique PCRE et soutien à la relance PSRE. Gâchis, parfois gabegie, à croire que la machine de développement est grippée, ou que les hommes en charge de la stimuler sont défaillants ! Le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales annonce, pour sa part, l'envoi de commissions d'enquête dans plusieurs wilayas du pays, à l'effet dit-il "de lutter contre la bureaucratie et trouver des solutions aux problèmes posés par les citoyens". L'annonce a de quoi surprendre puisqu'elle apparaît comme une volonté de remettre en cause tout un mode de fonctionnement et de gestion des collectivités locales, en vigueur depuis l'indépendance. Est-ce à dire que les questions de bonne gouvernance se posent ? Oui, disent certains, et avec elle il y a aussi cette interrogation concernant les choix des hommes placés à la tête des wilayas. Et ce ne sont pas les populations d'Ouargla, Mascara et Béjaïa, entre autres, qui viendront affirmer le contraire. Il faut dire également que le système algérien, qui a connu depuis les années 1990 plusieurs ouvertures au plan politique et économique, n'a pas touché à la nature et au contenu des relations organiques et fonctionnelles qui existent entre les institutions centrales et les institutions locales. Aujourd'hui et en l'état de l'organisation administrative du pays, les collectivités locales sont dépassées par l'ampleur des problèmes. Et les élus aussi, même s'ils n'ont pas, prétendent-ils, le champ libre du fait des restrictions de leurs prérogatives qui leur ont été imposées par les codes de wilaya et de la commune. Pendant ce temps-là, les émeutes reprennent de plus belle, et ne semblent pas près de s'arrêter : les services compétents ont enregistré près de 10 000 actes de protestation, selon un chiffre rapporté par la presse nationale. Rien que pour ces derniers jours par exemple, trois sièges d'APC ont été fermés par la population : à Timezrit, à 30 km du chef-lieu de wilaya, des citoyens mécontents des villages Atmos, Outouaf et Lekhams ont bloqué l'accès du siège de la mairie pour exiger une prise en charge sérieuse de leur plateforme de revendications. Dans la commune d'Aït Jelil, ce sont les élèves et leurs parents qui demandent l'inscription d'un lycée. Quant aux habitants de M'sala (commune d'Aït Mlikèche), ils réclament le raccordement au téléphone fixe, le revêtement du chemin menant au village et la distribution, régulière, de l'eau potable. Faut-il déduire de ces constats que la machine locale, celle du développement notamment, est grippée au point de ne pouvoir satisfaire les besoins les plus basiques de la population et que la décentralisation et la déconcentration des pouvoirs, telles que voulues par le législateur dans les années soixante-dix, ont fait leur temps ? A la lecture du drame de Touggourt, beaucoup pensent que c'est le cas et qu'il est sans doute grand temps de passer à autre chose ! Ouvrir pour le moins un débat sur un réaménagement du territoire, qui pourrait renforcer la démocratie participative et, partant, aboutir à la consécration de nouveaux mécanismes, plus fluides, et surtout susceptibles d'améliorer la répartition des pouvoirs entre l'appareil central de l'Etat et les institutions locales. Dans le domaine économique par exemple, la démocratisation des centres de décision a démontré, partout, son efficacité et son efficience ; ce sont les grandes régions, dit-on, qui font aujourd'hui les grands pays industrialisés et qui assurent une intégration intelligente des facteurs nécessaires au développement durable. On parle de régionalisation, pendant que certains qui ne veulent pas aller plus vite que la musique, lui préfèrent "décentralisation poussée", doux euphémisme ! Et ils ont raison, car en Algérie, parler régions ou invoquer la régionalisation participe, presque du tabou, tellement ces termes renvoient, selon certains, à la séparation et à la division du pays. En dépit de se réalité historique, sociologique, géopolitique, économique et culturelle, la région est souvent combattue et jamais reconnue. Et pourtant, bien avant cela, l'idée de régionalisation a été évoquée par des hommes politiques et non des moindres, comme le défunt Salah Boubnider. Ce dernier, dans un entretien accordé à l'hebdomadaire Ruptures, paru en 1993, a affirmé que "le découpage des wilayas historiques, avait été fait en fonction des spécificités de chaque région ; celle-ci gérant ses affaires de façon autonome et contribuant ainsi au combat libérateur, dans le cadre des principes et des grandes lignes tracées de la révolution de novembre ; le découpage a introduit l'émulation entre les différentes zones et a contribué, à hauteur de 50%, à la victoire finale". Poursuivant son propos, ce chef historique disait "être pour la création de grands espaces régionaux dans le respect des principes intangibles où chaque région serait respectée et contribuerait, selon ses moyens et ses potentialités, à l'effort national". Et à ceux qui pouvaient penser que la régionalisation qu'il proposait était une atteinte à l'unité nationale, il répondit : "De Gaulle avait voulu diviser les forces combattantes en proposant l'indépendance à toute région qui choisirait de rester dans le giron de la France. Les Algériens ont choisi de rester unis, sans contrainte et le général a échoué dans ses desseins". Plus près de nous, c'est l'économiste Mustapha Mekkidèche, vice-président du CNES et membre, par ailleurs, du Mécanisme africain d'évaluation par les pairs, qui parle de régionalisation, à l'occasion d'un entretien radiophonique à la Chaîne III ; il déclarait militer pour "la création d'institutions de régionalisation qui ne doivent pas être des composants de l'exécutif, mais réellement indépendantes"; l'expert a dit, aussi, "regretter qu'on n'ait pas donné plus de pouvoirs aux élites locales pour qu'elles puissent peser sur le développement de leurs territoires". Il cite l'exemple édifiant où un wali possède, aujourd'hui, plus de pouvoirs que le président de l'Assemblée populaire de wilaya, dûment élu. Chez les hommes politiques, il y a Ali Benflis, candidat à la dernière élection présidentielle qui, sans ambages, plaidait pour une nouvelle organisation du territoire ; dans son programme "Renouveau national", il l'avait intitulé "régionalisation horizontale", et décliné comme suit : des régions regroupant des wilayas limitrophes, des entités ou des conseils régionaux pour chapeauter la régionalisation et la gestion des grands projets d'intérêt commun ou des équipements d'intérêt local, une assemblée délibérante pour la gestion et le suivi des affaires de la région. Comme on le voit, à travers les exemples donnés par un historique, un économiste et un homme politique, le vocable de régionalisation est à la mode dans le langage de tous les jours et paradoxalement, inexistant dans la sémantique administrative et /ou politique, même si de temps à autre, on entend tel ou tel ministre, ou même Premier ministre parler de "réhabilitation des territoires". Longtemps otage des politiques, la notion de régionalisation a toujours constitué une thématique récurrente, notamment dans les conférences où les spécialistes et les adeptes de la démocratie participative, en débattent sans complexe. Malgré cela elle est considérée par certains comme un concept sulfureux, voire un facteur de division. Pour notre part, aborder le sujet, même de manière superficielle, car on considère que c'est une problématique réservée aux experts, c'est déjà donner un coup de main au débat national qui commence, comme on l'a dit supra, à s'en saisir ! Décentralisation, régionalisation, sont des notions à la fois proches et distinctes, d'où souvent, la confusion dans l'opinion publique parfois mise à mal par certains discours extrémistes qui n'ont pas leur place dans la vision qu'on se fait de cette politique nouvelle de réaménagement du territoire. Il y a aussi tous ces candidats à la dernière élection présidentielle qui ont promis des wilayas "à profusion" pour faire plaisir à leur auditoire du moment. Plutôt que d'avoir 50 walis, 50 rois, 50 princes ou 50 dictateurs a dit Salah Boubnider, il vaut mieux penser à créer entre 5 et 10 régions se complétant sur le plan économique, social et culturel et capables de mutualiser leurs moyens et leurs potentialités. Peu importe le nombre en fait, l'important pour ceux qui sont partisans de cette régionalisation rassurent ceux qui, aujourd'hui, veulent la retoquer au motif que,-l'Etat, la région, la wilaya, la daïra, la commune, les assemblées élues-, c'est trop ! C'est la porte ouverte à une multiplication de la bureaucratie ! Ce n'est évidemment pas, l'avis de celui qui en fut l'artisan, l'inventeur et le grand maître et maire, par ailleurs, de Marseille, Gaston Deferre, qui à peine nommé au gouvernement en juin 1981, a déclaré : "Si j'avais pu choisir tout seul mon titre de ministre, je me serais fait appeler ministre de la Décentralisation et de l'Intérieur et non l'inverse !". A méditer, vraiment ! C. A. [email protected]