"Une entreprise publique qui avale une usine privée ! C'est une première en Algérie", dira un banquier. Une entreprise publique rachète, sur ses fonds propres, une entreprise privée dans une vente aux enchères publiques. Cela paraît invraisemblable, notamment en ces jours où la privatisation des EPE opérée dans les années 1990 est remise au goût du jour. Pourtant, c'est ce qu'a réussi à faire la Laiterie fromagerie de Boudouaou (LFB), une société par action relevant du groupe Giplait, en rachetant une usine de production de lait en sachet installée à la zone industrielle de Rouiba pour un montant total de 2,2 milliards de DA. Grâce à cette opération qui n'a pas été facile, l'ex-Onalait a réalisé un double exploit. L'entrée en production de sa nouvelle usine a fait disparaître la pénurie du lait en sachets, notamment dans les wilayas du Centre avec en prime une unité toute neuve équipée d'un matériel sophistiqué qui produit plus de 400 000 litres par jour. Et cerise sur le gâteau, 100 nouveaux emplois permanents ont été créés. L'histoire de cette opération de rachat rocambolesque s'apparente comme un défi à ceux qui continuent à penser que le secteur public manque d'initiative... et de cadres compétents. C'est un dossier poussiéreux sorti du tiroir grâce à un travail coordonné entre les cadres de Giplait et le directeur général de l'ex-Onalait de Boudouaou, M. Boulahdjilat Abdellah Salim, qui a abouti à ce résultat inattendu. Un travail de fourmi a été mené pour concrétiser ce projet sur le plan juridique. Une œuvre qui n'a pas été facile à mener face aux concurrents privés qui voulaient acquérir coûte que coûte l'usine, qui s'étale sur 7 000 hectares et dont le prix réel avoisine les 200 milliards de centimes. Et c'est M. Boulahdjillat en personne qui assiste aux enchères et fixe un prix d'achat qui éloigne les trois concurrents présents dans la petite salle de la commune de Rouïba. Le premier responsable de LFB, en bon calculateur et conscient des enjeux que représente un produit aussi sensible que le lait, savait qu'une telle occasion ne se répète jamais. Il a fini par réaliser son rêve et celui de tout le groupe Giplait dont l'image a été sensiblement altérée ces derniers mois par la pénurie récurrente du lait en sachet. Le commissaire-priseur qui présidait la cérémonie est resté bouche bée. Il avait l'habitude de voir les entreprises et les matériels publics bouffés par des privés. Parfois au dinar symbolique. Cette fois, le scénario inverse lui a paru incongru. "Une entreprise publique qui avale une usine privée ! C'est une première en Algérie", dira un banquier. Aucun centime n'a été déboursé par l'Etat. Mais un autre défi attend les responsables de LFB. Les logiciels des robots et les ordinateurs qui font marcher les équipements sont écrasés, et les machines de haute technologie hors d'usage. Entretemps, le ministre de l'Agriculture, informé de cette acquisition, presse les responsables de Giplait et ceux de la LF Boudouaou de faire démarrer l'unité. Une course contre la montre commence. Deux cadres de l'entreprise ont été désignés par le directeur général pour surmonter cet ultime handicap : Rafik, un TS en électromécanique, un syndicaliste connu pour son engagement et sa défense du secteur public, et Rachid, un ingénieur en industries laitières formé en Russie par le ministère de l'Agriculture. Ce duo va travailler jour et nuit pour rétablir les machines et ordinateurs. Au bout de deux semaines, le défi est relevé par ces deux jeunes Algériens. L'usine est prête à entrer en production. Elle a été inaugurée le mois dernier par le ministre de l'Agriculture qui a adressé de vives félicitations aux travailleurs de LFB et à ses responsables. Le lait en sachet de cette usine est le plus propre de toutes les unités étatiques et privées implantées dans le pays comme nous l'avons constaté sur place. D'autres produits laitiers seront également lancés bientôt au niveau de cette unité, nous dira M. Boulahdjillat, qui nous invite à visiter l'autre chantier qu'il a lancé depuis six mois au niveau de l'unité mère de Boudouaou. Une unité métamorphosée grâce aux travaux de rénovation qui sont menés dans cette usine qui s'étale sur 8 000 hectares. Depuis son inauguration en 1978, cette usine était laissée presque en abandon. Les conditions d'hygiène étaient épouvantables, témoignent les travailleurs. La station de traitement, qui était à l'arrêt et qui empoisonnait la vie des citoyens de Boudouaou, a été remise en service après plus de 20 ans d'immobilisation. La conduite d'assainissement, qui dégageait des odeurs nauséabondes, a été réaménagée et redimensionnée Les ateliers de fabrication de lait et de fromage ont été refaits à neuf. De nouvelles machines ont été acquises, notamment une nouvelle fromagerie et des laveuses de casiers qui permettent désormais de distribuer le lait dans des casiers propres lavés à l'eau de Javel. Ce qui n'a jamais été fait auparavant, affirment des ouvriers de l'usine. De nouveaux laboratoires équipés ont été acquis pour le contrôle de la qualité des produits laitiers. La plupart des contrats ont été signés avec des entreprises étatiques. Des ingénieurs en hygiène et laborantins ont été recrutés. Le site de l'usine a été aménagé. Les espaces verts créés et le nouveau siège de l'unité en cours de construction ont changé déjà le "visage" de cette unité qui ressemblait il y a à peine deux ans à un dépotoir. Plus de 1,2 milliard de dinars sur fonds propres ont été investis dans cette opération de rénovation et de mise à niveau. Selon Boulahdjilet, l'unité va acquérir sa propre flotte de distributeurs. "Il nous arrive d'arrêter la production faute de distributeurs, c'est pour ça qu'on vient d'acquérir six camions, en attendant six autres, pour faire face au manque de distributeurs", dira t-il. La production qui était de 400 000 litres/jour est passé à 800 000 litres/jour avec l'unité de Rouïba, et le lait est de meilleure qualité. "Si les OPGI et les APC nous vendent ou mettent à notre disposition des locaux, je parie qu'aucun citoyen ne sera privé de ses sachets de lait", affirme le même responsable. Les travailleurs qui ont redoublé d'efforts se sentent plus en sécurité puisque 150 d'entre eux ont été permanisés et leurs salaires augmentés. M T.