On l'avait oublié celui-là. Jusqu'à ce que la maladie l'emporte, hier. Même les allumés de la culture amazigh ne l'ont pas vu lentement s'éteindre dans la maison médicale, Jeanne-Garnier, à Paris. En tout cas, ils n'en ont pas fait grand bruit. Mohand Ou Yahia qu'on désigne couramment par le simple nom Mohia, croyant que ce vrai patronyme est un pseudonyme d'auteur, est mort comme il a vécu, discrètement. Car, chez nous, l'œuvre artistique ou littéraire n'est pas un gage de notoriété, ou tout au moins n'assure-t-elle pas la médiatisation. Et comme Mohia n'était pas homme à s'agiter, sa notoriété est restée confinée aux initiés du théâtre et de la chanson kabyles. Pourtant, comme dramaturge et comme poète, son entreprise méritait d'être examinée comme expérience. Son apport au théâtre d'expression amazigh est décisif. En adaptant des pièces majeures du théâtre universel, il testait les aptitudes humanistes de sa langue maternelle en la confrontant aux réalisations littéraires universelles. Inutile de dire que le résultat tient à la fois de la qualité des ouvrages choisis que de l'effort de contextualisation. Son génie tient en ce qu'il fit, à partir de tragédies classiques (Brecht, Molière, Pirandello, Beckett…) d'authentiques scènes de vie locale qui empruntent, pour les besoins de la formule et du comique, à la subtilité moraliste et spirituelle du kabyle. Sa finesse et sa brillance personnelles ajoutent à la réussite de l'exercice. Mohia s'est aussi consacré à l'adaptation de grandes œuvres poétiques (Maupassant, Prévert, Vian). Poète reconnu, il a été chanté par les plus éminents interprètes de la chanson kabyle. Beaucoup ignorent que de remarquables chansons de Idir, Ferhat M'henni, Malika Domrane ou Ideflawen ont été écrites et mises en musique par lui. Modeste et discret, il s'est effacé derrière l'œuvre jusqu'à en faire oublier l'existence. À peine est-il parvenu à notre conscience engourdie par l'évocation récurrente de ses formules qui rehaussent la conversation berbérophone. À observer l'usage de ses aphorismes, Mohia s'est imposé comme moraliste. De son vivant déjà, ses sentences semblaient, en effet, structurantes de la sagesse et du discours populaire kabyle. Du fait de ce mélange paradoxal de présence intellectuelle et d'absence physique, il ne serait pas exagéré, dans ce cas-ci, de parler de légende vivante. Mais comme dans notre ambiance le pantomime attire plus que le génie, nous avons manqué d'intérêt pour le poète exilé. Qu'il trouve ici l'hommage d'un profane. Mais l'hommage est toujours partiel quand il s'agit des plus grands. M. H.