Battant en brèche la thèse du complot, l'invité de Liberté impute d'emblée la chute du prix du pétrole à des producteurs privés américains qui, selon lui, ne font pas de politique. Ayant plaidé en France même, son pays d'origine en faveur de l'exploitation du gaz de schiste, on voit mal comment l'invité de Liberté aurait pu se démentir ici en Algérie. Bien sûr, il préconise, tout de même, "un large débat" sur la question. "La chute des prix du pétrole : causes et conséquences", tel était le thème hier de la conférence au forum de Liberté de Francis Perrin, expert pétrolier ancien rédacteur en chef de la revue Pétrole et Gaz arabes qui était notre invité. Un sujet, du reste important pour le monde entier tient à souligner l'orateur. De 115 dollars le baril en juin 2014 à 45 dollars à début 2015, pour l'invité de Liberté on ne peut parler raisonnablement de "baisse" mais de "chute" du cours du Brent qui est le prix de référence mondial pour le pétrole. Pour une chute considérable de 60 % en quelques semaines, le mot "baisse" est donc, en effet, trop faible et donc inadéquat. Pourquoi, une telle chute brutale et dans un délai aussi court ? Pour Francis Perrin, il n'y a pas une seule raison mais une conjonction d'une série de raisons parmi lesquelles un "facteur essentiel et dominant" à savoir la loi de l'offre et de la demande, une réalité économique du reste. Depuis plusieurs années, la production pétrolière mondiale augmente en effet et à un moment donné, en 2014 précisément, il s'en est trouvé un excédent sur le marché avec une offre supérieure à la demande. Mais d'où vient cet excédent de production ? Beaucoup ont pensé (à tort, selon l'orateur) à l'Arabie saoudite : "Non, elle n'a pas ouvert les vannes même si elle a les moyens de le faire. La chute des prix du pétrole n'est pas venue de Riyad." L'invité de Liberté imputera l'augmentation de la production essentiellement "à deux ou trois pays non-Opep" et qui se trouvent curieusement sur le continent américain. Il s'agit des Etats-Unis d'Amérique, du Canada et du Brésil. "Et là encore, ce n'est qu'une coïncidence : il n'y a pas de complot !" s'empresse-t-il de souligner. Il en veut pour preuve la différenciation de cette production avec le gaz de schiste pour les Etats-Unis, le pétrole non conventionnel pour le Canada avec les sables bitumineux de la province de l'Alberta et enfin, loin derrière, le Brésil avec l'exploitation de pétrole en mer profonde et très profonde. Face à cette offre abondante et tirée à la hausse notamment par la production de gaz non conventionnel aux USA, il y a une demande déclinante à la suite d'un ralentissement économique mondial. La Chine n'enregistrant plus des taux de croissance de 10 ou de 11%. Elle est, aujourd'hui, autour de 7%. Alors que l'Union européenne, 2e consommateur mondial continue à essuyer des "crises économiques à répétition" avec un taux de croissance oscillant autour de 0,3%. Bien évidemment, l'impact sur la consommation ne peut qu'être conséquent. Globalement, pour Francis Perrin, ce sont là, "les deux causes essentielles" apparues depuis l'été 2014. Mais bien entendu, l'histoire ne s'arrête pas là. L'hôte de Liberté n'aura de cesse de défendre l'Arabie saoudite qui, selon lui, n'a pas baissé le prix du pétrole. Et pour cause, selon lui, "elle n'a rien vu venir". "Si le coût de production de pétrole est un secret d'Etat en Arabie saoudite on sait qu'avec l'Irak c'est l'un des plus faibles au monde. A 10 ou à 20 dollars, ce pays sera très certainement le dernier producteur de la planète. Une chose est sûre : même à 30 dollars, les Saoudiens continueront à produire alors que d'autres fermeront leurs puits. Ils n'ont donc pas intérêt à avoir des prix du pétrole trop élevés. Ils se sont rendu compte de l'effet négatif sur l'offre et même sur la relance de la consommation mondiale par la demande." Ainsi, non seulement les Saoudiens sont décidés à se battre pour préserver leurs parts de marchés notamment en Asie, mais ils aspirent également, selon lui, à casser cette dynamique des gaz non conventionnels aux USA. "Vous savez, un pays producteur majeur, confronté à une telle situation, il a le choix entre deux stratégies seulement. Soit il essaye de défendre un niveau de prix, soit défendre une part de marché." L'Opep, un paravent de l'Arabie saoudite Il rappellera que le royaume wahhabite avait jugé le prix de 100 dollars le baril comme "optimal". Une cotation dont on s'est vite éloigné grâce au concours notamment des traders de Londres et de New York qui, pour leur part, ont joué le prix à la baisse. Une évidence que tiendra à rappeler le patron de "Stratégies et Politiques énergétiques", une boîte de consulting : "Les traders ont pour mission, précisément, d'anticiper sur les évolutions et d'intervenir en conséquence, et ce, avant les autres. Ce ne sont pas des fantasmes car on réagit en temps réel !" À l'entendre, les "spéculateurs" sont dans leur rôle. Il rappellera, enfin, que lors de la réunion de l'Opep tenue fin novembre à Vienne, il a été décidé de ne rien faire. Il avoue, par ailleurs, autour de ce conclave, que "l'Opep est un paravent utile pour l'Arabie saoudite" même s'il ne s'empêche pas de justifier la position de Riyad. "Réduire la production aurait surtout profité aux producteurs non-Opep, comme d'ailleurs, à chaque fois. On s'est rendu compte aussi que défendre les prix antérieurs accélérait également la chute des prix. C'est alors qu'un changement de stratégie s'est dessiné. Il n'est plus question dorénavant de perdre des clients à cause d'un prix surélevé mais de protéger et de gagner des parts de marché." Autre élément déterminant pour lui, la relation étroite entre le dollar et le pétrole : "Il y a une longue histoire entre la monnaie américaine et le prix de l'or noir. Le prix du pétrole est exprimé, libellé et payé en dollars. Cela n'est pas une loi économique. Mais presque : quand le prix du dollar est fort, le pétrole baisse. Dans un contexte où la demande s'essouffle pour des raisons économiques cela a contribué également à baisser les prix." De toute manière, ce n'est pas la première, ni la dernière fois que le prix du pétrole chute. "Jusque-là, il suffisait de réduire la production de l'Opep pour que les prix remontent. Une situation qui profitait surtout aux pays producteurs non-Opep qui gagnaient sur les prix et les quantités. Mais aujourd'hui, nous assistons à une révolution : il se passe des choses en Amérique qui vont avoir des conséquences sur le monde entier", prévient-il. "Face à 92 millions de barils de consommation mondiale par jour, 4 millions de barils de pétrole non conventionnel produits quotidiennement aux USA paraissent insignifiants. Mais avant 2008, c'était zéro baril. Et si on compare, aujourd'hui, ce chiffre aux 40 à 45 millions de barils exportés par jour cela représente déjà 10% du marché. De quoi le basculer vraiment !" D'après lui, l'apparition fulgurante du pétrole non conventionnel n'est pas une réalité négligeable et qui va disparaître rapidement. "C'est un phénomène en croissance. Comment vont réagir les producteurs de pétrole de schiste ? Vont-ils faire faillite ? Quand les prix du pétrole vont remonter, car ils vont remonter, vont-ils revenir au pétrole de schiste ou boucher leurs puits et arrêter ?" Impossible de répondre dans l'immédiat à ces questions : "On n'a pas suffisamment de recul et d'expérience historique pour se prononcer car c'est tout nouveau. Cela dépend aussi de la formation géologique, de l'endettement, de la taille, de la résistance financière des compagnies, etc. Bref, cela dépend d'une grande diversité de situations." L'expert retient, néanmoins, une caractéristique du pétrole de schiste, c'est son seuil de rentabilité : "Désormais il a pour plafond le prix du pétrole, et c'est aussi une question nouvelle !" Quant aux conséquences de cette chute du prix du pétrole, "il s'agit, a priori, pour les pays importateurs, d'une bonne nouvelle en termes de balance commerciale et de balance des paiements puisque la facture énergétique va baisser et entraîner moins de transfert de richesses. A l'inverse pour les pays producteurs et exportateurs, il y aura une perte de recettes et une baisse de croissance économique. Une mauvaise nouvelle, mais perçue différemment par les producteurs selon leurs caractéristiques propres. Entre le Qatar et le Venezuela, l'impact n'est pas le même. Le point essentiel est de savoir ce dont tel pays producteur dispose comme réserves financières pour tenir et financer éventuellement son déficit budgétaire. A-t-il profité d'un prix élevé pour accumuler des réserves à travers des fonds souverains et les Banques centrales ? La question varie d'un pays à un autre..." Encore l'Amérique... Lors du débat, l'inévitable thèse du complot a refait surface. La dernière chute du prix du pétrole aurait été motivée par des considérations politiques. On aurait voulu fragiliser à cette occasion notamment la Russie et l'Iran à cause de leur soutien à Bachar al-Assad. Y-a-t-il une volonté de mettre à genoux ces deux pays ? "Ma réponse personnelle est non !" À ce sujet, l'invité de Liberté reconnaît qu'entre les pays du Golfe et l'Iran, en dehors de la crise syrienne, cela n'a jamais été "le grand amour". "Il est certain que pour les grands producteurs arabes, tout ce qui peut affaiblir l'Iran et la Russie est une bonne nouvelle." Cela dit, cette baisse n'aurait pas été "voulue" selon lui, mais seulement "constatée" par ces pays. "Cette baisse n'a pas de causes politiques. La chute est venue d'Amérique de la part de producteurs privés qui ne font pas de politique. Ces derniers ont été incités par des raisons économiques à 100% pour produire. Ils sont donc dans une logique de rentabilité et de profits. Ce n'est pas l'administration Obama qui leur a dit faites ceci et cela. C'est un modèle économique qui n'a rien à voir avec l'Algérie. Poussant plus loin sa vision ultra-libérale", il estime que ce ne sont pas, non plus, les spéculateurs qui sont à l'origine de la baisse "puisque le phénomène est connu même pour accélérer la hausse des prix. Cela donne un caractère brutal mais c'est la nature du marché. Les volontés étatiques ou humaines n'interviennent nulle part". Pour lui, cette chute a des causes économiques et pétrolières mais elle aura indubitablement des conséquences importantes en géopolitique. "Le contrecoup négatif, ce sont les politiques sociales internes, les tensions ou les troubles, des questions politiques liées aux questions pétrolières." S'il faut dans ces conditions toujours tenir compte des évolutions du marché rien ne doit empêcher un pays d'élaborer et de se doter d'une politique énergétique inscrite dans la durée. Il appelle ainsi à "une articulation intelligente entre la volonté politique et les réalités du marché". D'après lui, si l'on ne peut pas s'opposer frontalement aux tendances du marché, "il est de la responsabilité des acteurs politiques et économiques (Etat et entreprises) d'avoir une vision à moyen et à long terme, une politique et une stratégie énergétiques volontaristes". Il s'agit dans le cas d'espèce de réduire la dépendance et de maintenir quand même sa politique au-delà des conjonctures. Il s'agit, d'après lui, de faire en sorte qu'il y ait une articulation entre le marché et ces stratégies. À condition de les avoir bien sûr ! M.-C. L.