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"L'idée que "De la servitude volontaire" puisse devenir un outil pédagogique pour l'apprentissage d'une langue nous a enthousiasmés" ALAIN MAHE, ANTHROPOLOGUE DU MAGHREB CONTEMPORAIN, À "LIBERTE"
Maître de conférences à l'EHESS Paris, anthropologue du Maghreb contemporain, il est l'auteur de Histoire de la Grande Kabylie XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises (Saint-Denis, Bouchène, 2001), et tout récemment de la traduction vers un français contemporain de "De la servitude volontaire" d'Etienne de la Boétie, dans un ouvrage polyglotte (français, arabe classique et dialectal, kabyle) auquel ont participé plusieurs traducteurs. Il a bien voulu évoquer sa réflexion solitaire qui a abouti à un travail de traduction polyglotte. Liberté : Vous venez de traduire en français contemporain un texte du XVIe siècle d'Etienne De La Boétie (De la servitude volontaire), pourtant dans vos travaux antérieurs, rien ne laissait présager une telle incursion dans ce que vous appelez "les érudites études seiziémistes". Alain Mahé : En effet et je m'en explique dans la présentation que je fais de la genèse du projet au début du livre. Avant de devenir l'entreprise collective impliquée par l'édition polyglotte qu'est finalement devenu cet ouvrage, ce travail a d'abord été une recherche individuelle que j'ai commencée parallèlement à mes recherches principales d'anthropologie du Maghreb. Pour dire vite, j'avais entrepris une exploration du XVIe siècle français à partir de La Boétie pour m'aérer un peu les idées et prendre du plaisir, comme c'est toujours le cas dans les explorations qu'on entreprend soi-même sans contrainte. Alors ce n'est évidemment pas par hasard que je suis parti de De la servitude volontaire. Non seulement la déclamation de La Boétie est l'un des monuments rhétoriques de la littérature française, mais on y trouve surtout la tentative à la fois la plus radicale et la plus concise d'articuler rigoureusement les principales questions que pose l'organisation des hommes en sociétés. C'est-à-dire des questions que tout le monde doit se poser un jour. Le texte de La Boétie et les deux textes de commentaires qui accompagnaient l'édition Payot — celui de Claude Lefort et celui de Pierre Clastres — ont immédiatement fait partie des textes que je discutais régulièrement dans le milieu et l'ambiance libertaire dans lequel je vivais. Ce n'est que 3 ou 4 ans plus tard, lorsque, à partir de l'organisation villageoise kabyle, je me suis mis à réfléchir sur des questions d'anthropologie politique que j'ai immédiatement connecté les interrogations de La Boétie avec les problèmes que me posaient la seule théorie d'anthropologie politique qu'on enseignait et discutait à propos du Maghreb : la théorie de la segmentarité. Bref, selon cette théorie, le seul principe de structuration sociale et politique des sociétés segmentaires était la violence, la vengeance. Il n'était pas nécessaire d'être un anthropologue chevronné pour ne pas se satisfaire de cette théorie. Il suffisait de séjourner dans des villages de Kabylie — ce que j'avais déjà fait à plusieurs reprises — pour constater l'existence d'institutions villageoises, des assemblées — et il suffisait de consulter les excellentes monographies de la période coloniale consacrées à ces assemblées pour comprendre qu'elles avaient été des organisations politiques possédant les prérogatives d'un Etat : déclarer la guerre, faire la paix, administrer la justice, lever des impôts, etc. Une phrase surtout était toujours restée gravée dans ma mémoire : "Entre les méchants, quand ils s'assemblent, c'est un complot, non une compagnie, ils ne s'entr'aiment pas mais ils s'entr'craignent : ils ne sont pas amis mais ils sont complices." Cette phrase a réellement été l'aiguillon qui m'a toujours empêché de me satisfaire de l'anthropologie hobbesienne, qui sert en fait de fondement à la théorie segmentaire. Ce que je veux dire c'est que j'ai trouvé dans l'œuvre de La Boétie, l'ébauche d'une typologie tout à fait originale, basée sur l'importance respective de l'amitié, de la complicité et de la méchanceté dans les liens qui unissent différents types de collectifs — des bandes de brigands aux Etats. C'est donc votre travail d'anthropologue du Maghreb qui vous a conduit à ce projet sur La Boétie ? Qui m'y a reconduit plutôt. Et de plusieurs façons en fait. Il y a d'abord ces interrogations —dont je viens de parler — que j'ai rencontrées lorsque j'ai entrepris d'analyser le fonctionnement des organisations villageoises de Kabylie, en distinguant ce qui relevait d'une organisation municipale ancienne (ce que j'ai appelé la vocation politique et juridique de l'assemblée du village) et de ce qui relevait d'une logique lignagère qui pouvait conduire effectivement des familles à vider leurs querelles dans le cadre de vengeance. Pour dire les choses clairement et souligner l'intérêt des interrogations de La Boétie : quand des groupes de parents se solidarisent dans des luttes d'honneur qui peuvent les amener à tuer des bonhommes, doit-on envisager leur réunion en termes de complicité ou en termes d'amitié ? C'est ce type de question que la réflexion de La Boétie nous oblige à nous poser. Qu'est-ce qui a fait alors que vous soyez passé d'une réflexion solitaire à un travail d'édition polyglotte ? Il y a dans l'opus, publié chez Bouchène Editions, des traductions du Discours en kabyle, en arabe algérien et en arabe classique. Ça s'est fait comme ça sans plan préétabli. Au départ, mon projet était de faire un numéro spécial La Boétie dans une revue. Puis à mesure de l'avancement du travail je me suis rendu compte que les éditions disponibles qui proposaient des versions du texte dans un français contemporain étaient truffées de contresens. Par ailleurs, un désaccord m'a conduit à quitter le comité de rédaction de la revue où je devais préparer ce numéro spécial ("Incidences"). L'idée m'est alors venue de faire moi-même une traduction du texte de La Boétie. Et là j'ai immédiatement pensé que c'était le moment où jamais de réaliser enfin un des vœux exprimés lors du séminaire de Yakouren (août 1980) : proposer au public une édition polyglotte en français, en kabyle et en arabe algérien. Le texte s'y prêtait très bien. Il est à la fois très clair, très beau, d'une portée universelle et traitant de questions ô combien d'actualité ! Tout ça en une trentaine de pages. Et c'est ainsi qu'en prenant mon carnet d'adresses j'ai pu réunir toute l'équipe qui a permis de mener à bien ce projet. Avec La Boétie, les berbérophones disposeront pour la première fois de la traduction d'une œuvre philosophique, qui a marqué la philosophie politique autant que Le Prince de Machiavel ou le Contrat social de Rousseau. Oui, en effet, non seulement c'est la première fois qu'un livre propose un texte dans toutes les langues parlées en Algérie (français, arabe algérien et classique et kabyle) mais c'est aussi le premier texte philosophique publié en kabyle. C'est d'ailleurs pour cela que nous avons particulièrement soigné la présentation du livre, avec une double pagination et des divisions en paragraphes qui permettent au lecteur de passer facilement d'une langue à l'autre et de retrouver dans une langue qu'il connaît bien les passages sur lesquels il bute dans une langue qu'il maîtrise moins bien. C'est aussi en pensant à ces lectures croisées que nous avons été soucieux de proposer un livre solide formé de cahiers cousus. Ce qui ne se fait plus guère à cause du surcoût que cela représente. Evidemment l'idée que De la servitude volontaire puisse devenir un outil pédagogique pour l'apprentissage d'une langue nous a tous enthousiasmés.
Mohand Lounaci, qui a présenté la traduction de La Boétie en kabyle, estime que la constitution d'une tradition de traductions poussera dans un avenir proche les acteurs à revenir sur les textes de leurs prédécesseurs. Vous pensez que la promotion de la langue et culture berbères doit passer nécessairement par la traduction ? C'est évident ! La Renaissance en Europe n'a pas procédé autrement. C'est en traduisant les auteurs grecs et latins que non seulement la pensée s'est renouvelée, mais aussi que la langue française s'est considérablement enrichie. Vous avez choisi aussi avec vos collaborateurs d'inclure une traduction du texte en arabe algérien. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ? C'est pour les mêmes raisons que nous avons traduit La Boétie en français contemporain, en kabyle ou en arabe algérien : mettre à la portée de tous le monde — en cas de tous ceux qui savent lire — un texte dans leur langue de tous les jours. De sorte que c'est plutôt la traduction en arabe classique qui aurait besoin d'être justifiée. Alors, je vous le demande, pourquoi en arabe classique ? Ça correspondait pour moi à une autre nécessité — tout aussi impérieuse que la promotion de la langue tamazight — celle de montrer que l'arabe classique peut aussi être le support et le vecteur d'une pensée politique qui se déploie à l'écart de toute perspective religieuse. En outre quand j'ai découvert qu'une des éditions pirates de la première traduction en arabe avait été présentée par un islamiste syrien dans le cadre d'une tentative de fonder une théorie coranique de la non-violence, j'ai trouvé ça génial !
Bien qu'existent des traductions en terre d'Islam (en arabe, en persan et en turc), de De la servitude volontaire, celles-ci n'avaient suscité que très peu de réactions auprès du public. Pourquoi les manifestants de Tunisie ne s'en sont emparés que durant le "Printemps arabe" ? Peut-être parce que ces éditions ne proposaient pas de "mode d'emploi", de guide de lecture ! Je plaisante. Je n'en sais rien en fait. Quant aux manifestants de Tunisie, "ils s'en sont emparés" seulement une fois que les traducteurs en arabe dialectal ; mes collègues Hakima Berrada et Mostapha Naoui ont mis leur traduction en ligne sur les sites fréquentés par les blogueurs tunisiens.
Vous êtes connu en tant qu'anthropologue du Maghreb contemporain ; vous avez étudié les sociétés berbéro-arabes, leur histoire et vous avez publié de nombreuses études consacrées entre autres aux assemblées de village de Kabylie. Quel regard portez-vous sur les pays du Maghreb et plus singulièrement l'Algérie ? Pour l'instant j'y porte le regard d'un citoyen un peu plus informé que le reste de ses compatriotes, pas plus. Depuis six ans, j'ai travaillé quasiment exclusivement sur le XVIe siècle français. Attendez que je remette sur le métier le livre que j'étais en train de préparer sur le printemps 2001 et que j'ai mis de côté pour m'atteler à celui-ci. Quand je m'y serais remis je pourrais vous répondre de façon plus motivée. Ce que je pourrais vous dire aujourd'hui sur la situation du pays, tout observateur un peu avisé pourrait vous le dire. On va célébrer le 35e anniversaire du Printemps berbère et le 14e de ce qu'on a qualifié de Printemps noir. Vous qui avez connu bon nombre d'animateurs du Mouvement culturel berbère et suivi le long cheminement de la revendication berbère, quel bilan peut-on en tirer, selon vous ? Un bilan ? Ça sonne un peu comme un dépôt de bilan. Deux choses que je voudrais dire sur cette question : il s'est agi d'une des plus formidables mobilisations, un mouvement social d'une inventivité sans équivalent au Maghreb et même à l'échelle de l'Afrique (printemps arabes inclus). Si les dividendes politiques de ce mouvement sont bien maigres — je parle là du "Printemps noir" —, les analystes se trompent sur la raison de son échec : ce ne sont pas seulement les "manipulations" qui sont responsables de cet échec, mais plus prosaïquement les nombreuses erreurs d'évaluation de la plupart des animateurs du mouvement. Mais surtout —et c'est mon deuxième point — il ne faut pas retenir seulement cet aspect des mobilisations. Pour moi le plus important dans les mobilisations encadrées par les coordinations du Mouvement citoyen de 2001 n'est pas que ses animateurs ne soient pas parvenus à obtenir la satisfaction des revendications populaires —alors qu'ils l'auraient très bien pu s'ils avaient négocié en position de force, au lendemain du 14 juin par exemple. Le principal pour moi, c'est l'ampleur et la durée d'une mobilisation qui a permis à des dizaines de milliers de personnes de faire un stage intensif de culture politique. "Stage de culture politique" qui leur a permis d'organiser des réunions publiques, des meetings, et toutes sortes d'actions (concevoir un ordre du jour, rédiger un procès-verbal de réunion, des synthèses, etc.). C'est ça le principal. Ça ne s'oublie pas ce genre de choses. M. O.