Liberté : Pensez-vous que les chiffres du harcèlement sexuel dont vous disposez reflètent la réalité de l'ampleur du phénomène dans notre pays ? Wahiba Hassani : Je pense que dans tout ce qui a trait au domaine de la sexualité, on a toujours eu des données qui couvrent en réalité un chiffre noir. Ce chiffre noir, qui reflète la réalité du terrain, nous ne l'aurons jamais. Parce que lorsque nous avons ouvert le centre d'écoute et d'aide aux personnes victimes de harcèlement, beaucoup de femmes ont appelé, mais pas toutes. Jusqu'à présent, lorsque nous informons des femmes de l'existence de ce centre d'écoute, elles sont surprises et disent qu'elles ne savaient pas que ça existe. Pourtant, nous avons fait de nombreux séminaires de sensibilisation, des émissions de radio et des contributions dans des journaux. Donc, le chiffre ne reflète en rien l'ampleur du phénomène. Il n'est qu'un petit indicateur. De plus, il y a beaucoup de femmes qui n'ont pas accès au téléphone. Un autre problème réside dans le fait que dans notre centre d'écoute, nous avons un horaire de travail administratif, ce qui fait que les femmes qui travaillent dans le secteur privé n'arrivent donc pas à sortir pour nous joindre. Il y a également le cas des femmes victimes de harcèlement qui démissionnent de leur travail et celles qui ont cédé au chantage sur leur lieu de travail et qui ne viendront jamais témoigner. Il y a également le cas des femmes qui ne diront jamais qu'elles ont subi un harcèlement sexuel pour préserver leur vie familiale, sociale parce que cela reste un tabou. Et que de toutes les façons, le fait d'en parler risque de déséquilibrer tout l'environnement psychologique, relationnel, social et affectif de ces femmes. Que doivent faire ces femmes face à l'agression sexuelle ? Nous appelons ces femmes à briser le silence et à essayer de s'exprimer quelque part, au moins pour se soulager. Et pour trouver également une solution à leur problème avec leur vis-à-vis. Cette solution peut être trouvée soit via une médiation sur le lieu de travail, soit à travers la section syndicale, soit en ayant recours à l'inspection du Travail ou alors en déposant une plainte. Il faut savoir, par ailleurs, que dans le cas de harcèlement sexuel, le harceleur réduit sa victime à l'état d'objet. Et l'écoute que nous psychologues nous allons manifester à l'égard de la victime va lui donner la possibilité psychologique de se reconsidérer non pas comme un objet, mais comme un être humain à part entière, comme un individu social et comme une personne qui a des compétences et des aptitudes. Elle va également se reconsidérer comme une personne qui a le droit inaliénable d'être sur ce lieu de travail, d'avoir un salaire et d'être respectée.Quand on remet cette femme dans ce cadre-là et qu'elle n'est plus un objet sexuel, à ce moment, on aura fait un énorme travail. Cette femme, à ce moment-là, reconsidère la question et refuse d'être une victime, mais plutôt une personne qui subit une agression. Et à ce titre, elle a le droit et le devoir de se battre. Par conséquent, céder au harcèlement sexuel n'est pas une fatalité. Cela tient aussi du fait que le harceleur abuse de son autorité, de son rang hiérarchique pour asservir ces femmes et les réduire à rien. Il ne faut pas accepter cette fatalité. Vous recommandez aux femmes de rompre la relation duelle entre elles et le harceleur. Mais souvent, le harcèlement sexuel est d'une violence telle qu'il cantonne la femme au repli sur soi et au silence… Je dis à ces femmes que si elles sont dans cette situation de harcèlement, il ne faut pas qu'elles se taisent. Il faut qu'elles en parlent autour d'elles, à une amie, à un parent ou à quelqu'un d'autre pour envisager des moyens de défense. Parce qu'effectivement, une femme qui subit ce genre d'agression a tendance à se taire et à trouver des échappatoires. Si, effectivement, en cas de harcèlement beaucoup de femmes abandonnent carrément le travail, d'autres, en revanche, évitent par tous les moyens de se retrouver, seules, face au harceleur. Elles feront tout pour être d'une extrême efficacité et compétente au travail pour que le harceleur ne leur trouve pas de failles pour les embêter. Car le harceleur va à ce moment chercher la petite bête à la victime, ce qui fait qu'elle sera placée sous haute surveillance. Se battre et refuser de céder au chantage sexuel change la configuration de la situation et fait que la femme se reprend en main. Vous conseillez aux femmes de rompre le silence dans le cas de harcèlement sexuel. Mais souvent, elles évoquent la peur de perdre leur réputation. Pensez-vous qu'il s'agisse d'un argument valable pour taire ce genre de violence ? Perdre sa réputation en cédant au chantage, c'est pire que de perdre sa réputation en disant “je ne veux pas me faire violenter et me faire bafouer”. Parce que celle qui cède au chantage a perdu quelque chose qui est de l'ordre de sa personne. Et que rien ni personne ne peut le lui donner. Par contre, se battre avec les moyens dont on dispose, ce n'est pas perdre sa réputation. Bien au contraire, cela contribue à faire savoir aux tenants du pouvoir, des hommes, qu'on ne se laisse pas faire. Et se battre sur ce terrain-là est plus qu'honorable pour les femmes. Je dirais encore que c'est en cédant au chantage sexuel que l'on perd sa dignité, que l'on se perd soi-même et qu'on perd la sérénité de se regarder en face. Quelles sont les voies de recours qu'adoptent le plus souvent les femmes victimes de harcèlement ? Dans l'écrasante majorité des cas, elles vont à l'inspection du Travail. Elles ont également tendance à demander une mutation sans pour autant expliciter les raisons. Il y a celles, également, qui sollicitent la médiation et celles qui saisissent la section syndicale. Quelle est la réaction de l'entourage de la femme harcelée en prenant connaissance du phénomène ? En milieu professionnel, au début, il y a une tendance à dire : “Jabtiha errouhek (tu l'a mérité !)”. Cela dans le sens où tu es habillée de façon provocante ou que tu te comportes mal. Mais, en fait, nous nous sommes rendu compte après notre travail d'écoute que les femmes victimes de harcèlement sexuel lorsqu'elles s'expriment trouvent d'autres victimes comme elles qui ont vécu les mêmes agressions et un sentiment de solidarité né dans le milieu professionnel. Ce qui fait que les femmes harcelées n'ont pas de profil particulier. Parce que nous avons eu des cas de femmes de style simple, qui sont habillées normalement, voilées ou non, victimes de harcèlement. Ce n'est pas parce qu'elle n'est pas bien ou qu'elle a des attitudes équivoques qu'elle est harcelée. Elle est victime uniquement parce qu'elle est femme. En milieu familial, une femme n'évoquera pas le problème auprès de ses parents et de ses proches car elle risque de ne plus être autorisée à travailler. En réalité, plus on aura de femmes qui dénoncent le harcèlement, plus on déculpabilisera les victimes et on changera les mentalités en ce sens qu'on arrêtera de voir les filles comme un objet sexuel. Les femmes divorcées sont, selon vos chiffres, les plus touchées par le harcèlement sexuel. Pourquoi ? C'est un problème de mentalité. Chez nous, une femme appartient toujours à… aux parents, au mari, au frère quand il n'y a pas le père. Les femmes divorcées font le gros des femmes harcelées parce qu'elles sont considérées comme des femmes licites, dans la mentalité rétrograde. En ce sens que la femme, lorsqu'elle n'a pas la protection du mari, elle est considérée comme une proie facile. N. M.