Mohamed fait, de temps à autre, un tour au siège de l'association Djazaïrouna, situé au centre-ville de Blida. Les nombreuses victimes du terrorisme, qui hantent continuellement les lieux, en quête d'une assistante psycho-juridique ou juste d'un peu de réconfort, le connaissent bien. Elles connaissent surtout sa malheureuse histoire. En 1994, sa mère, une chouafa (voyante) de Mouzaïa a été égorgée devant lui et ses frères et sœurs. Il n'avait que douze ans. “Vous voulez que je vous raconte comment ça s'est passé ?”, nous interroge-t-il quelque peu intimidé par l'intérêt que lui accorde soudain une nuée de femmes. Sans attendre la réponse, il débite son récit d'une voix saccadée. “Un groupe d'hommes armés a fait irruption dans notre maison. Ils ont égorgé ma mère. Moi j'ai reçu un coup de crosse sur la tête.” Il soutient qu'il ne fomente aucun plan de vengeance envers les auteurs du crime perpétré contre sa mère ; qu'il s'étonne des appréhensions perceptibles chez l'un d'entre eux, un repenti revenu habiter le quartier. “Il me craint. Il n'ose pas sortir de chez lui quand il me sait dans les parages. Il a raconté à des personnes susceptibles de me le répéter, qu'il s'était opposé à l'assassinat de ma mère”, raconte le jeune homme avec désinvolture. Mohamed ne réalise pas l'ampleur du drame qu'il a vécu, ni les sévères séquelles qu'il en garde. Un de ses amis affirme qu'il est un gentil garçon et un bon coiffeur. “Il se comporte, quelquefois, de manière bizarre, c'est tout.” Naturellement, Mohamed a été traité, pendant plusieurs années, aux antidépresseurs. Il l'est peut-être toujours, bien qu'il assure qu'il n'en prend plus. Au moment de partir, il évoque, presque par hasard, le cas de sa jeune sœur. “Elle n'a pas parlé pendant plusieurs jours, après le drame. Elle dort, depuis, les yeux et la bouche ouverts”, rapporte-t-il. Khalil, le fils cadet de Zohra Mazari a aussi été incapable de proférer le moindre son pendant trois mois, après avoir subi, il y a dix ans, la violence des groupes armés du Fis dissous. Des terroristes, des jeunes natifs de son quartier (Haï Driouech à Blida), ont fait irruption chez les Mazari, dans la nuit. Ils cherchaient le chef de famille, un garde communal en service ce soir-là. Constatant son absence, ils ont tabassé l'épouse et ses enfants, avant de s'emparer de Amin, douze ans. Adossé contre la murette qui sépare deux cours intérieures, Amin raconte avec moult détails son expérience. “Ils ont dit à ma mère : "nous le prenons avec nous. Il sera libéré quand son père se rendra." À quelques mètres de la maison, j'ai simulé une envie pressante. Dès qu'ils ont lâché légèrement leur vigilance, je me suis enfui.” Khalil suit de loin le palabre, une expression indéchiffrable figée sur le visage. Des huit enfants de Zohra (quatre filles et quatre garçons), c'est celui qui a le plus souffert de la tragédie à l'ombre de laquelle il a grandi. L'exaction des terroristes a été suivie, peu de semaines après, par la mort du père dans l'explosion d'une bombe dans un cimetière, situé à quelques encablures du domicile familial. “Khalil a été interné deux fois à l'hôpital psychiatrique de Joinville, mais son état n'a pas évolué positivement. Il ne travaille pas, dort toute la journée, se désintéresse de tout…”, témoigne sa maman. Elle regrette qu'aucun de ses quatre garçons — ni des filles d'ailleurs hormis les deux benjamines (encore gamines) — n'est parvenu à franchir le cap du cycle moyen (7e ou 8e année de l'enseignement fondamental). Ils sont tous en chômage, à l'exception de l'aînée employée de l'APC dans le cadre du filet social. Chez Baya, la voisine, le malheur s'est également installé comme le maître des lieux, depuis 1995. Son mari, Salem Abdelkader, fils de chahid, a été assassiné, par arme à feu, sur le pas de sa porte, devant le regard pétrifié de son plus jeune fils, âgé alors d'à peine trois ans. Ce dernier se met sur les genoux de sa maman, lui entourant les épaules de ses bras, dès qu'elle commence à partager avec nous ses douloureux souvenirs. L'enfant se rappelle “Je me rappelle de ce qui s'est passé”, insiste-t-il comme pour montrer, que lui aussi assume sa part des épreuves que ne cesse de traverser sa famille. “J'ai demandé à mon père de me faire sortir jouer dans la rue. Il a accepté. Des hommes armés m'ont enlevé de ses bras alors que je pleurais. Ils ont tiré ensuite sur lui. J'ai entendu l'un d'eux dire : "Achève-le". Une deuxième balle a touché la tête de mon père, déjà à terre.” L'enfant témoigne d'une voix calme, comme s'il racontait une histoire sempiternellement égrenée ; des souvenirs enrichis, au fil des années, par les récits des adultes. Un autre fils de Baya, âgé actuellement de 22 ans, a assisté de près — de trop près — à l'attentat perpétré contre son oncle maternel. Il ne s'en est jamais remis. Ses nombreux séjours dans un centre psychiatrique n'ont servi à rien, sauf peut-être à l'accoutumer dangereusement, comme tous ses autres frères de malheur, aux psychotropes, ou par euphémisme aux antidépresseurs. “Il a refusé de poursuivre la thérapie dès qu'il a atteint l'âge de prendre des décisions par lui-même. Il est très nerveux. Il n'écoute personne”, ajoute notre hôtesse, les yeux embués de larmes. Evidemment, les aînés de Baya, certainement les plus marqués par le drame qui les a frappés, ont quitté prématurément l'école. Ils n'exercent pas d'activité lucrative. “Je ne pardonnerai jamais aux terroristes. Ils m'ont pris mon mari, mes deux frères et condamné mes fils à la perdition. Je les hais. D'ailleurs, j'exhorte mes enfants à ne pas adresser la parole aux parents des assassins des miens”, avoue-t-elle, franchement. Les familles des assassins de son mari résident à moins de 500 mètres de sa maison. Mme N., veuve du sous-directeur de la prison de Blida, assassiné également devant chez lui en 1993, s'inquiète vivement pour deux de ses enfants, âgés de trois et six ans à l'époque. “Ils ont vu leur père baigné dans une mare de sang. Cette scène les a traumatisés.” Le garçon, comptabilisant aujourd'hui quatorze années, se comporte de manière anormale au regard de sa mère. “Il s'enferme dans une chambre, qu'il inonde. Il se cogne la tête contre les murs… Ma fille pleure pour un rien. Elle est continuellement angoissée.” Les séances hebdomadaires chez le psychologue n'ont pu apaiser leurs esprits tourmentés. À l'instar de Mohamed, Khalil, Amin… ils sont certainement des milliers à avoir échouer à exorciser leurs démons intérieurs, parce qu'ils n'ont pas été suivis convenablement par des spécialistes. Ces enfants développent inexorablement des troubles psychiques graves, qui feront d'eux des êtres asociaux ou au pire des délinquants et même des criminels. Ils reproduisent à l'âge adulte, selon les psychiatres et les psychologues, l'excès de violence, enduré dans l'enfance. Les pouvoirs publics ont la lourde responsabilité de les prendre en charge, avant qu'il ne soit irrémédiablement trop tard, une tranche d'une génération en danger moral. S. H.