* Liberté : Beaucoup d'enfants ont été des témoins directs d'attentats terroristes. Ils ont grandi avec ces scènes d'horreur ancrées dans leur esprit. Ont-ils pu, malgré tout, se développer normalement ? Mme Cherifa Bouatta : Il est difficile de parler d'évolution normale, parce que ce sont des enfants qui ont vécu des événements d'une violence extrême. On remarque, dans l'expérience clinique que nous avons avec les psychologue de la Sarp (association d'aide psychologique), que les enfants qui ont subi des événements traumatiques sont généralement en échec scolaire. La littérature scientifique a démontré aussi que les capacités cognitives de ces enfants sont attaquées (l'oubli, l'absence de concentration, la distraction…). L'enfant est constamment ailleurs. Il n'arrive pas à s'investir à l'école, à cause de l'aliénation de sa liberté psychique. Il concentre toute son énergie autour de sa souffrance. * Pensez-vous que les enfants victimes du terrorisme n'ont pas reçu une bonne prise en charge psychologique ? Je crois que tous les enfants, qui ont souffert du terrorisme, n'ont pas eu la chance de bénéficier d'un suivi psychologique. Il faut dire aussi que la thérapie ne règle pas tout. Les familles sont déstructurées par une violence particulière, collective, qui a porté atteinte à des valeurs endogènes et exogènes (de la société). Les parents, qui ont vécu cette situation, ne peuvent pas présenter des repères identitaires à leurs enfants. Le fait qu'ils aient subi la violence, collectivement et non pas individuellement, est-il considéré comme un facteur aggravant ? Tout à fait. Il existe dans toutes les sociétés des violences familiales. Dans l'histoire de chaque individu, il y a des formes diverses de violence. Quand c'est toute une société, qui est atteinte, cela veut dire que les repères d'un enfant, d'une famille, sont attaqués. Cela peut créer chez l'enfant ou l'adulte une perte de sens. Justement, pensez-vous que les enfants victimes de violence reproduisent cette violence à l'âge adulte ? La psychologie nous apprend qu'une génération, qui a vécu une grande violence, la transmettra à la génération suivante. C'est la raison pour laquelle les spécialistes insistent sur le devoir de mémoire, non seulement à l'échelle de l'individu, mais de la société. Par ailleurs, un enfant a besoin de croire en des lois fondamentales, qui définissent ce qui est permis et ce qui est interdit. Or, en Algérie, des individus ont tué des enfants ou d'autres adultes. Ils ont transgressé la loi, qui dit qu'il ne faut pas tuer l'autre. Si les pouvoirs publics décident d'absoudre totalement les terroristes de leurs crimes, après avoir relativement réhabilité les repentis, les jeunes victimes du terrorisme seront-ils davantage perturbés ? Je n'ai pas envie de développer un discours politique. Je pense, néanmoins, que les victimes ont besoin de savoir et ont surtout besoin d'une identification formelle de leurs agresseurs. Sinon, ils seront confrontés à une absence de sens : qu'est-ce qui s'est passé contre eux ? Comment l'expliquer ? Est-ce qu'on peut conclure que cette enfance est irrécupérable ? Oh non. J'ai foi en les capacités incroyables de l'être humain. Mais il faut noter que ce qui s'est passé en Algérie touche cette génération, et la suivante. En tant que psychologues, nous avons essayé de travailler avec des adolescents, qui rejetaient la thérapie. Aujourd'hui, nous sommes en train de travailler sur d'autres moyens pour approcher ces jeunes. Nos efforts ne sont, en définitive, qu'une goutte d'eau dans un océan. Les traumatismes causés par le terrorisme sont des problèmes de société. Des institutions et acteurs multiples doivent s'impliquer dans la prise en charge des victimes. S. H.