Dans la loi 15-19 du 30 décembre 2015 modifiant et complétant l'ordonnance n°66-156 du 8 juin 1966 portant code pénal, il n'est pas fait référence explicitement à la femme battue, violée, harcelée. Elle criminalise la violence conjugale, quel que soit son auteur. Le débat autour du texte a été perverti pour détourner le législateur des problèmes de couple, affirment nos interlocuteurs. Ils estiment que la loi, ainsi publiée au JO produira, au mieux, un léger effet dissuasif. Selon une étude réalisée par des organisations de défense des droits humains entre 2012 et 2013 auprès de 38 548 femmes à l'échelle nationale, 59% des Algériennes estiment tout à fait normal qu'un "mari batte son épouse". Avec une certitude pré-acquise, elles soutiennent qu'il ne sied pas de parler de violence mais plutôt de correction, en ce sens que la femme reçoit des coups quand elle transgresse les règles de la maison et enfreint les dogmes de la famille. Livrées aussi crûment, les conclusions de cette étude peuvent choquer, révolter. Et pourtant c'est l'implacable réalité de la société. "En Algérie comme ailleurs, la violence sert à rappeler aux femmes leur place de subordonnée, de soumise ! Chez nous, les centres d'écoute, les institutions nous livrent chaque année des statistiques alarmantes. Des milliers de femmes subissent des violences multiples, des centaines sont victimes de viol et de meurtres et combien d'autres violences sont tues, cachées dans le secret des familles" constate Soumia Salhi, animatrice de l'Association pour l'émancipation de la femme. Dès lors, l'engagement du gouvernement dans la lutte contre les exactions faites aux femmes par le truchement de dispositions pénales, s'apparente à une fumisterie, si on prend en compte son effet d'annonce et la vive réaction qu'il a suscitée dans les milieux islamo-conservateurs. Ces derniers ont œuvré à diaboliser le texte, au stade de projet, en affirmant qu'il met en péril la cohésion de la famille et réduirait l'influence de l'homme dans le couple. La polémique a enflé si fort que l'Exécutif bloque le texte pendant plus de huit mois au Conseil de la nation. Il est finalement voté le 10 décembre 2015. La version publiée au Journal officiel le 30 décembre 2015 surprend par l'écart entre les objectifs du texte et son contenu. Les nouveaux articles introduits dans le Code pénal au chapitre "Crimes et délits contre les personnes", sont expurgés de la désignation de la femme comme victime de la violence de son mari, de son père, de son frère, ou d'un collègue. "Le débat autour de cette loi a été surfait par la tendance qui est contre l'acte de légiférer sur la violence conjugale, soit interférer dans ce qui se passe dans la famille, qui doit rester dans la sphère privée. On a trompé sciemment l'opinion publique en se focalisant sur la femme" commente Nadia Aït-Zaï, professeure de droit à l'université d'Alger et présidente du Centre algérien d'information des droits de l'enfant et de la femme (CIDEFF). Elle souligne que la référence à la femme est suggérée, sous forme générique de victime dans l'article 266 bis1, qui stipule : "Quiconque volontairement cause des blessures ou porte des coups à son conjoint est puni d'un emprisonnement (...) L'auteur ne peut bénéficier des circonstances atténuantes si la victime est enceinte ou handicapée ou si l'infraction a été commise en présence des enfants mineurs ou sous la menace d'une arme". En clair, un homme peut tout aussi bien utiliser la loi contre son épouse qu'il accusera de violence à son égard ou d'abandon de famille (article 333 bis). Le cas est envisageable au regard de la loi, bien qu'il soit marginal dans le pays, jusqu'à présent du moins. Et c'est là où apparaît l'hypocrisie des promoteurs de cette loi qui n'ont pas osé aller jusqu'au bout de leur démarche. Pourtant, il n'y avait plus qu'une ligne à franchir. Dès qu'on sort de la sphère familiale, le texte est plus franc Dès qu'on sort de la sphère familiale et accessoirement du microcosme professionnel (les victimes du harcèlement moral ou sexuel par des collègues de travail ne sont pas définies par le sexe), le texte évoque, dans son article 333 bis 2, plus franchement les agressions dont sont potentiellement victimes des femmes. La disposition édicte : "Est puni d'un emprisonnement de deux à six mois et d'une amende de 20 000 dinars ou d'une des deux peines quiconque importune une femme dans un lieu public, par tout acte, geste ou parole portant atteinte à sa pudeur...". Selon Maître N. Alioua, "le dispositif législatif n'améliore pas l'état des relations du couple, bien au contraire il entraîne l'aggravation du conflit conjugal". "D'autant que la loi 15-19 du 30.12.2015 modifiant et complétant l'ordonnance n°66.8 de juin 1966 portant code pénal, est mal structurée, notamment dans l'exposition des infractions et la qualification de leurs peines (violences verbales, psychologiques, voies de fait ; violences physiques entraînant ou non incapacité). Les peines sont disproportionnées par rapports aux infractions". Elle juge que le vide juridique subsiste, car le texte de loi manque de clairvoyanceé. La clause du pardon, qui met fin systématiquement aux poursuites judiciaires, fait tomber comme un château de carte une entreprise qui vise, dans l'absolu, à réduire les brutalités subies généralement par le sexe dit faible. Ce qui se passe dans le couple reste dans le couple. Au pire, il transcende jusqu'aux murs de la famille élargie. Il est illusoire de préjuger que la femme engagera une action en justice contre son mari sans craindre l'opprobre, le rejet. Elle sera celle par qui le malheur arriva, celle qui a attiré la honte sur la famille. Et de victime, elle devient coupable d'avoir eu l'audace de traîner le père de ses enfants dans les tribunaux puis de le mettre en prison. "Il ne faut pas croire que la mise en œuvre de cette loi va faire augmenter les affaires en justice. On reste sur cette promptitude à ne pas déposer plainte contre son conjoint", tempère Nadia Aït-Zaï. La professeure parle en connaissance de cause. Elle rappelle les résultats édifiants d'un sondage effectué par le Cideff en 2008. Environ 750 000 femmes ont déclaré avoir été battues mais n'ont pas engagé de poursuites judiciaires contre leurs agresseurs, majoritairement des parents proches. La distorsion entre le nombre de femmes violentées et celle d'entre-elles qui saisissent la justice est énorme. Moins de 15 000 dépôts de plainte y afférentes ont été enregistrée par les services de la police et de la Gendarmerie nationale en 2015. "Elles sont nettement plus nombreuses à ne pas aller en justice car elles ne se sentent pas protégées", épilogue Mme Aït-Zaï. Mme Dalila Iamarene Djerbal, du Réseau Wassila, est du même avis. Elle indique que moins de 20% des femmes, qui appellent le Centre d'écoute, envisagent la justice comme recours à leurs souffrances. "La loi qui vient d'être promulguée est un moyen qui permet aux victimes de se défendre. Elle constitue une avancée positive malgré la clause du pardon. Son existence constitue, en elle-même, l'affirmation d'un consensus de la société contre les violences ciblant les femmes. Elle aura un effet dissuasif", positive Soumia Salhi. "La loi est dissuasive, mais pas suffisante", réplique Nadia Aït-Zai en évoquant les écueils qui se dresseront sur le chemin de la plaignante dès l'entame de la procédure. Pressions de la famille, gène des agents de la police ou de la gendarmerie à enregistrer la plainte, interprétations des dispositions de la loi par les magistrats... "Ces dispositions réaliseront ce que voudront les institutions et les personnes chargées de les appliquer, c'est-à-dire les juges et les magistrats", prévient Mme Djerbal. "Attendez, la loi vient juste d'arriver ! Ca sera un processus et la façon dont elle sera appliquée dépendra de nos luttes, de notre vigilance. Il est donc trop tôt pour juger, pour espérer des transformations sociétales profondes, cela aussi dépendra aussi de nos actions", raisonne Mme Salhi. Une députée a utilisé la loi contre son délateur "Je sais que beaucoup de femmes n'oseront pas aller déposer plainte contre leurs agresseurs par peur. Pourtant, elles ne devraient pas renoncer à leurs droits ni se laisser faire. Il faut saisir à chaque fois que c'est nécessaire", conseille Mme Fouzia Bensahnoune, députée RND. Elle tire exemple de sa propre expérience. Au début du mois de février dernier, elle a déposé plainte contre un militant de son parti (élu à l'APW) qui a porté atteinte à sa dignité et sa réputation de femme sur le plateau de Beur TV. "Je n'ai pas hésité un instant. J'ai récupéré l'enregistrement de la chaîne de télévision et j'ai engagé les poursuites judiciaires. J'ai fondé mon action sur la nouvelle loi criminalisant les agressions contre les femmes. Ce texte ne parle pas uniquement de violences conjugales ou harcèlement dans la rue. Il protège aussi la femme politique", rapporte-t-elle. Le 7 mars a lieu la première audience au tribunal pénal d'Abane-Ramdane. Le mis en cause dans cette affaire risque la prison. "Je ne pardonnerai pas. Par ses propos, il a traumatisé ma fille et perturbé mon mari", soutient la jeune femme déterminée. "J'ai défendu cette loi à l'APN. Par un concours de circonstances, je suis parmi les premières citoyennes à en profiter", ajoute-t-elle. Elle soutient que le SG par intérim du RND, Ahmed Ouyahia, a pris position en sa faveur et a exclu le militant des structures du parti sans attendre le verdict du juge. "Celui qui frappe une femme ou l'insulte est un homme faible. Il ne peut être ni un responsable ni un politique", estime notre interlocutrice. La pénalisation des violences conjugales et du harcèlement en milieu professionnel et dans les espaces publics ne servira pas forcément les objectifs qui lui sont assignés car elle a été privée de sa raison d'être : désigner la femme comme victime exclusive des infractions prévues dans la loi. D'autant que la loi n°15-19 du 30 décembre 2015 (JO n°71) manque cruellement de mécanismes de protection des femmes qui bravent les préjugés et les contraintes et mettent leurs destins entre les mains des magistrats. "Les récents aménagements au code pénal ou ceux apportés en 2005 au code de la famille ne nous font pas renoncer à notre revendication d'une loi cadre sanctionnant toutes les formes de violences qui ciblent les femmes ni au mot d'ordre d'abrogation du code de la famille qui assure la permanence de l'oppression des femmes", conclut Mme Salhi. Le combat continue.