Liberté : Vous avez abandonné la physique pour vous consacrer à l'écriture en tamazight. Comment s'est effectuée la transition ? Aumer u Lamara : Ecrire en tamazight a toujours été pour moi un objectif à atteindre. Nous avons trop subi l'ostracisme absolu du "tamazight ur tettaru" (tamazight ne s'écrit pas). Au collège, j'avais tenté, sans succès d'ailleurs, de traduire en tamazight une pièce de théâtre, intitulée Jugurtha, qui avait été montée à la Maison des jeunes de Belcourt en 1968. Mon ami Laïd Tarzalt jouait alors le rôle de Jugurtha. Pour répondre à votre question, je me suis lancé dans l'écriture en tamazight à la fin des années 1970 et surtout dès 1985 avec le recueil du témoignage de Messaoud Oulamara Iberdan n tissas (les Sentiers de l'honneur). Pour autant, j'ai mené ma carrière de physicien et de chercheur dans l'industrie jusqu'à ma retraite récente. On peut faire plusieurs activités différentes dès lors qu'on croit à ce que l'on fait. Vous êtes un auteur prolifique, avec déjà sept ouvrages, et vous venez de recevoir à Ottawa le prix Rachid-Alliche du meilleur roman 2015 avec Timlilit di 1962. Que pensez-vous de la production littéraire en tamazight ? Je ne pense que du bien. Un peuple qui prend conscience de son patrimoine et qui se met à l'ouvrage est un indicateur d'espoir. Quant à la qualité des ouvrages édités, elle progresse. C'est le rôle des éditeurs d'être exigeants. Je suis convaincu que nous aurons des chefs-d'œuvre dans l'avenir, et l'imaginaire amazigh, exprimé en tamazight, est un gisement pour l'humanité. Vous avez suivi le cours de berbère de Mouloud Mammeri dans les années 1970 à l'université d'Alger. En tant qu'acteur du Mouvement culturel berbère, comment voyez-vous le chemin parcouru par la cause amazighe ? Effectivement, le cours de Dda Lmulud a été déterminant dans mon engagement, avec les bulletins périodiques d'Agraw Imazighen qui nous parvenaient sous le manteau lorsque nous étions au lycée technique de Ruisseau (Les Annasser). En Afrique du Nord, nous sommes dans une situation absurde d'auto-colonisation. L'idéologie arabo-islamique tente l'impossible, transformer 100 millions d'Amazighs, de la Libye au Maroc, en Arabes d'Arabie. La France n'était pas en reste, car elle a inventé "le royaume arabe" en Afrique du Nord. Il semble que cela est en train de changer et que "l'Afrique est en train de retrouver son Nord", Tamazgha. Il n'y a pas de standard dans la durée des luttes des peuples, l'important est de persévérer, car rien n'est joué, principalement avec la montée de l'islamisme qui renforce l'arabisme le plus archaïque. L'arabo-islamisme est un package indissociable. Que pensez-vous du nouveau statut de tamazight dans la nouvelle Constitution ? C'est une bonne chose que la langue amazighe soit explicitement officielle, étant donné qu'elle est déjà légitime dans notre sous-continent depuis plus de 5000 ans. Les nuances dans la rédaction de la Constitution pour faire qu'une langue soit "plus officielle" qu'une autre est autre absurdité produite, à mon avis, par les mercenaires d'arrière-garde, pour freiner le mouvement d'émancipation de notre peuple. Ce sont les mêmes qui freinent la construction (plutôt le remembrement) de l'Afrique du Nord historique. Vous avez été enseignant-chercheur dans plusieurs universités puis chercheur dans l'industrie des hautes technologies dans des multinationales, et pourtant vous avez continué à écrire en tamazight. Justement, comment peut-on mettre les compétences propres à ces domaines pour faire bénéficier la production littéraire en tamazight ? Votre question mérite un éclaircissement : tamazight est une langue vivante comme les autres, elle a permis de véhiculer les savoirs ancestraux (mythes et explications de l'univers, cosmologie, cosmogonie, droits du sol, droits de l'eau, toponymie, littérature orale de haute facture) et elle est capable de véhiculer tous les savoirs à venir. Nous n'avons aucun complexe, et le retard n'est pas une infirmité. Le passage actuel de l'oralité à l'écrit et aux modes d'expression modernes (nouvelle, roman, livre d'histoire, ...) progresse. Des milliers de nos concitoyens, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes cherchent, veillent, écrivent chacun dans son domaine de prédilection. Le meilleur est devant. En ce qui concerne le transfert du savoir-faire de l'industrie vers l'écriture, il faudrait le voir sous l'angle de l'optimisation. À mon niveau, je l'applique de deux manières. L'organisation globale d'une œuvre en projet : il faut élaborer un plan, identifier les grandes idées, hiérarchiser ensuite ce que nous voulons dire. L'ossature de l'œuvre est faite avant de commencer l'écriture. L'autre aspect est dans l'écriture même, en n'alignant que des mots qui apportent de la valeur, du sens (en économie on dit "valeur ajoutée"). J'ai appliqué cette démarche dans l'écriture du roman historique Tullianum – taggara n Yugurten (Les derniers jours de Jugurtha). L'œuvre s'y prêtait. Une dernière question, si vous permettez, votre dernier ouvrage à paraître aux éditions Achab est un essai. C'est nouveau dans l'écriture en tamazight ? C'est le deuxième. En 2012, j'ai déjà publié chez L'Harmattan un essai sur la révolution rifaine et la République du Rif de 1920-1926, Muhend Abdelkrim – Di Dewla n Ripublik. Aucun domaine n'est interdit à une langue. Il n'y a pas de chasse-gardée, et le premier lexique de mathématiques en tamazight a été élaboré déjà en 1983. Pour le nouvel essai en cours d'édition, Taârabt-tinneslemt n usekkak (l'arabo-islamisme de l'imposture) nous en reparlerons au moment opportun. Sinon, j'aurais souhaité que cet entretien se déroule en tamazight pour une édition en tamazight. L'Etat ne s'opposera pas à une telle initiative. Il est bien loin le temps où l'on emprisonnait des jeunes qui avaient un alphabet tifinagh dans leur cartable. Propos recueillis par : Yahia Arkat