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Entre tradition et business juteux
La cueillette des olives à Jijel
Publié dans Liberté le 01 - 12 - 2016

La cueillette des olives, la plus ancestrale des traditions, a bel et bien commencé dans les zones rurales de l'antique Igilgili. Au moment où les oléiculteurs prévoient une baisse sensible dans la production d'huile d'olive à travers le territoire de la wilaya, les services agricoles sont, eux, optimistes.
Les services agricoles prévoient une production de 33 000 quintaux, soit 5 millions de litres, a-t-on indiqué. Selon les mêmes sources, la superficie réservée aux oliveraies est de 19 500 hectares, dont 15 000 hectares uniquement pour cette saison, ce qui a permis à cette wilaya à vocation agricole la plantation de pas moins de 1 300 000 arbustes. Pour promouvoir cette filière et augmenter la production, la Conservation des forêts et la Direction des services agricoles ont lancé des formations au profit des agriculteurs. Ces derniers ont eu l'occasion de bénéficier de 712 000 plants d'oliviers implantés sur une superficie dépassant les 7 120 hectares, soit une moyenne de
1 000 arbustes par hectare, a-t-on expliqué. Pour ce qui est des huileries, la wilaya de Jijel possède 160 unités, dont plus de 87 huileries traditionnelles. Cependant, les oléiculteurs semblent être plus pessimistes que jamais. Selon eux, la production sera faible, cette saison, contrairement à l'année précédente où Jijel a fait le plein avec une production qui a battu tous les records. "Au début du mois de novembre 2015, les huileries avaient déjà commencé à recevoir des quantités importantes d'olives prêtes à être triturées, mais cette année, on a peur que ce ne soit pas le cas", dira le propriétaire d'une huilerie à Djimla. Selon notre interlocuteur, les prix pourront connaître une augmentation si la production s'avère faible. "Pour assurer cette campagne, nous seront obligés d'acheter de plus grandes quantités d'olives des autres wilayas telles qu'Annaba, Guelma et Chlef, et cela, nous permettra de répondre à la forte demande des consommateurs", explique-t-il.
Les feux de forêt et les étourneaux influent sur la production
Cette baisse de production, diront certains agriculteurs, est due en premier lieu aux feux de forêt qui ont ravagé nombre d'arbres fruitiers, dont des oliveraies. D'ailleurs, les services de la Protection civile ont indiqué que 108 hectares ont été touchés par les derniers incendies à travers les communes d'El-Milia, de Chekfa, de Texanna, de Kaous, d'El-Aouana, d'Emir-Abdelkader, de Taher, d'Oudjana, de Settara, d'El-Ancer, de Bouraoui-Belhadef, de Chahna et de Ziama Mansouriah. Il est vrai que les incendies ont un impact direct sur la production d'huile d'olive, mais il existe aussi d'autres facteurs que les consommateurs ignorent, à savoir les étourneaux. En dépit du spectacle impressionnant et des figures insolites qu'offrent ces volatiles migrateurs, les étourneaux reviennent affamés à chaque fois que les oliveraies donnent leurs premiers fruits, au point de faire frémir les oléiculteurs qui restent impuissants face à leurs perpétuelles attaques. Appelés communément "Ezzerzour", ces oiseaux sont dotés d'une précision chirurgicale. Leurs attaques contre les oliveraies se font en quelques minutes, provoquant parfois la faillite des cultivateurs. Certains n'hésitent pas à utiliser leur fusil de chasse pour empêcher ces oiseaux d'approcher leurs champs. Cette pratique "efficace", selon nos interlocuteurs, est pourtant déconseillée par les ingénieurs agricoles. Selon eux, les tirs d'explosifs nuisent au système auditif de ce volatile, l'empêchant ainsi de continuer sa traversée vers d'autres cieux.
"Les bruits de ce genre déchirent le tympan de ces oiseaux et endommagent gravement leur système auditif qui joue un grand rôle dans leur
migration", explique un spécialiste en agriculture. "Les cultivateurs d'olives ne le savent pas, on doit donc les sensibiliser en attendant de trouver une solution passive pour protéger leurs biens", ajoute notre interlocuteur.

La cueillette est une affaire de femmes
Quand la période de la cueillette des olives arrive, c'est tout le monde qui participe aux préparations, le défrichage pour faciliter le travail ardu qui les attend. Une fois que tout est mis en ordre, la cueillette peut commencer. Même si les siècles ont passé, ce travail reste à jamais une affaire de femmes, comme le veut la tradition. Très tôt le matin, des familles entières se dirigent vers les champs dans une ambiance festive, bien que certains qualifient cette tâche de corvée, notamment les jeunes adolescents. Près des champs d'oliviers, on peut apercevoir des groupes de gens, des cueilleurs, qui marchent en silence munis de grands sacs, de pioches, de haches, de longs bâtons en forme de tronc d'arbre et bien d'autres outils indispensables. Chaque groupe est dirigé par une femme, généralement la grand-mère ou la mère. Vêtues de foulards traditionnels, de bottes en plastique et de robes aux couleurs vives, ces femmes ne semblent reculer devant rien. "La cueillette des olives est transmise de mère en fille, cela ne veut pas dire que les hommes ne participent pas, mais la femme est considérée comme le pilier de cette tradition", dira khalti Drifha, une chef de famille très dévouée que nous avons rencontrée au champ d'oliviers à Chadia dans la commune de Kaous. Malgré ses 70 ans, cette femme vive et alerte, qui maîtrise la situation avec dextérité, distribue les rôles aux membres de sa famille en prenant compte des capacités de chacun d'entres eux. Le père de famille s'occupe du gaulage, étant une tâche qui demande de grands efforts physiques. Les adolescents, eux, remplissent les sacs d'olives et les mettent de côté avant de les transporter à l'huilerie de la région, tandis que les moins jeunes ramassent les quelques olives que leurs aînés ont accidentellement oubliées, sinon ils cueillent les olives des jeunes arbustes qui ne nécessitent pas le gaulage tout en faisant attention à ne pas abîmer les rameaux. "Comme vous le voyez, tout est bien organisé", dira khalti Drifha toute souriante. "Je gère la situation selon les conditions du jour, particulièrement le climat, si on se lève tôt, on est obligé d'allumer un feu pour se réchauffer les mains. Dans ces conditions, les moins jeunes ne sont pas autorisés à travailler, ils profitent alors pour jouer avec le chien de chasse ou garder le bétail (...). Quant il pleut, on travaille à un rythme faible, mais on est sommé de travailler quand même, car la saison est courte et on n'a pas beaucoup de temps", affirme notre interlocutrice, tout en gardant un œil sur ses oliveraies. Une fois les sacs remplis, ils sont placés sur le dos du mulet et conduits près de la route d'où ils sont chargés sur un tracteur qui les conduira vers une des huileries de la localité. "C'est toute la famille qui est impliquée, et particulièrement les femmes, d'ailleurs, ce sont les dernières à rentrer à la maison après la cueillette. Elles restent sur les lieux pour s'assurer que tout est bon et que rien n'a été oublié, cela sans parler des différentes tâches qu'elles accomplissent lors de la récolte (...). Je veux dire que le prix de l'huile d'olive n'est pas élevé, vu les efforts fournis pour l'avoir", nous dit le mari de khalti Drifha. "Les consommateurs ne voient pas les risques auxquels nous faisons face. Beaucoup ont été blessés à cause de chutes d'oliviers. Un nombre important souffre même de paralysie, mais personne n'en parle, pas même les médias", dira notre interlocuteur en rejoignant les cueilleurs qui, assommés par la fatigue, rentrent chez eux. Khalti Drifha, elle, ne les accompagne pas. Elle reste pour inspecter les lieux et rentrer le bétail à l'écurie.
Les propriétaires des huileries se frottent les mains
Sur les chemins des communes montagneuses de Jijel, on peut sentir de loin l'odeur de l'huile d'olive qui donne un sens particulier aux régions agricoles. D'ailleurs, tout étranger à la possibilité de connaître l'itinéraire qui mène à l'huilerie du coin sans même demander aux gens du village. Sur la route reliant Djimla à la wilaya de Mila, on en aperçoit une. À l'entrée du bâtiment, des centaines de sac d'olives sont étalés sur une piste qui ressemble à un
parking de véhicules. Une dizaine d'ouvriers, qui n'a visiblement pas le temps de se retourner, assure le bon déroulement de l'opération de trituration des olives. Du pain et un récipient en plastique rempli d'huile sont exposés aux clients qui veulent connaître la qualité de l'huile d'olive. Goûter... sans plus ! Les clients n'ont pas le droit de demander la provenance des olives. Apparemment, cette question est devenue au fil du temps un vrai tabou pour les propriétaires des huileries à Jijel. "Ce qui intéresse les consommateurs, c'est bien le goût, sinon, l'olive est la même partout, donc on ne répond pas à cette question", nous dira le chef de cette unité. Pour ce qui est du prix du litre, le propriétaire affiche 700 DA pour une qualité moyenne. "Le prix pourra augmenter pour atteindre 900 DA, puisque la saison n'est pas très prometteuse", dira notre interlocuteur. Il faut dire que beaucoup de clients, qui font la tournée des huileries pour se procurer quelques litres, reviennent bredouilles.
Un ancien producteur que nous avons rencontré n'a pas caché sa déception quant aux nouvelles pratiques exercées. "J'ai travaillé dans ce secteur pendant plus de 15 ans, et je peux vous assurer que les propriétaires des huileries gagnent un argent fou. En une seule saison, ils ont de quoi payer largement leurs impôts, leurs ouvriers et l'entretien de leurs machines, cela sans compter leur bénéfice net qui peut aller jusqu'à un milliard et demi", révèle notre interlocuteur. Selon ce dernier, une campagne oléicole est égale à plus d'une année de travail acharné. "Le plus souvent, les clients repartent abasourdis parce qu'ils n'ont pas pu acheter 5 litres d'huile, tandis que les producteurs se frottent les mains pour ramasser de l'argent et faire fortune dans ce secteur juteux", s'indigne-t-il. Il faut dire, en effet, qu'à Jijel, comme dans toute la région de Kabylie, l'huile d'olive est un aliment essentiel pour de nombreuses familles, même les petites bourses ne peuvent pas s'en passer. Tout est fait à base d'huile d'olive et tous les plats se mangent avec de l'huile d'olive. Les habitants en sont devenus dépendants, et les producteurs ont jeté leur ancre au bon endroit.
R. M.


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