Au-delà de la détresse de ces mal-logés, ce sont leur résignation et leur désespoir vis-à-vis des pouvoirs publics qui sont frappants. La vague de froid qui s'est abattue sur le nord du pays début janvier, a rappelé une certaine évidence que les pouvoirs publics tentent de nous faire oublier : notre pays est encore fragile et sa population demeure grandement exposée aux aléas climatiques. Quelques millimètres de pluie et c'est toute une ville qui se retrouve "engloutie" par les eaux. Quelques centimètres de neige et ce sont des populations entières qui se retrouvent enclavées. À ces évidences, ou plutôt ces faits, les chantres de "la puissance régionale" rétorquent par un argument simple, voire simpliste : même en Europe le froid a fait des dégâts. Soit ! Mais en Europe, vit-on encore dans des taudis de fortune ? Les mal-logés sont-ils considérés comme des parias de la société ? En Europe, laisse-t-on des familles entières à l'abandon avec pour "voisinage" des rats d'égouts ? En Algérie, et plus précisément dans la wilaya de Bouira, il semble bien que le caractère sacré de la vie n'est pas vraiment assimilé par les pouvoirs publics et le cynisme est parfois poussé à son paroxysme, comme lorsqu'on distingue entre des sinistrés "légaux" qu'il faut prendre en charge si possible, et les "illégaux" qu'on peut laisser seuls face aux rigueurs de l'hiver. C'est ainsi qu'on évoque une dizaine de familles sinistrées au niveau de la localité d'Ouled Bellil. Sous-entendu : trop nombreuses pour être toutes assistées de manière équitable ! Comme si la vie humaine devait comporter un "cachet légal" pour être secourue ou sauvée... Il s'agit sans doute d'une erreur de communication - encore une - mais qui ne peut laisser indifférent. Dans une wilaya où les responsables se targuent d'avoir réussi à endiguer l'habitat précaire et amélioré les conditions de vie des citoyens, certains de ces derniers continuent de "vivre" ou plutôt de survivre dans des conditions inhumaines. Au fil des rencontres et des entrevues, une phrase revient sans cesse, tel un hymne à la résignation, et qui démontre, de façon limpide, la cassure quasi irréparable entre l'Etat et la société : "Ils (les pouvoirs publics, ndlr) n'ont rien à faire de nous." 70 familles "laissées-pour-compte" En 2017, des familles entières dorment la peur au ventre, avec la crainte de ne pas se réveiller le lendemain. Le 17 janvier dernier, en pleine tempête de neige, des dizaines de citoyens habitant l'ancien camp de regroupement datant de l'ère coloniale, situé dans la localité de Chaâbet Lakhra, relevant de la commune de Djebahia (ouest de Bouira), se sont rendus au siège de la wilaya pour demander audience au wali. La raison ? Ils se disent sinistrés du fait des intempéries. "Nous sommes en danger de mort et personne ne veut nous écouter. Nous risquons de mourir ensevelis et personne ne veut nous prendre au sérieux", s'est écrié un manifestant. Peine perdue. Le wali ne les recevra jamais. Hakim, la trentaine bien entamée et les cheveux déjà grisonnants, nous proposera de nous conduire vers ce qu'il a qualifié d'"enfer sur terre". Trente minutes et une dizaine de chemins escarpés plus tard, nous voilà à Chaâbet Lakhra. Le paysage est dantesque, en effet. Tout autour de nous, des dizaines d'habitations de fortune, datant des années 1940, menacent ruine à tout instant sous le regard passif des autorités locales. "C'est ici que nous survivons ! L'autre jour, (16 janvier, ndlr), nous avons failli mourir écrasés par la charpente de notre toiture. Ni le maire ni le chef de daïra ne sont venus à notre secours", témoignera notre guide. "Nous sommes des moins que rien !". Un peu plus loin, un mouflet haut comme trois pommes nous scrute du regard, avant de s'éclipser sous une toiture en zinc. Son grand frère, visiblement intrigué par notre présence et ne portant sans doute pas les médias dans son cœur, lancera : "À la radio (de Bouira, ndlr) j'ai entendu dire que la situation était sous contrôle. Ce sont des menteurs ! Nous mourons de froid, nous n'avons ni toit, ni gaz, ni électricité, nous vivons comme des animaux. Le wali refuse de nous recevoir et ils osent dire que la situation est sous contrôle ? Honte à eux", a-t-il fulminé. Et d'assener un cinglant : "Et puis, pourquoi nous recevrait-il ? Il n'a rien à faire de nous. Lui, c'est un wali, nous, on est des moins que rien !". Les lieux donnent des sueurs froides, tant la misère et le dénuement s'étalent, ici, dans toute leur hideur. C'est le lot quotidien de ces petites gens qui habitent dans des taudis. Des murs qui s'effritent, un sol donnant l'impression de se dérober sous nos pieds, au fur et à mesure que nous avançons. Hocine, l'un des résidents de ce lieu, profitera de notre présence pour laisser éclater sa colère. "Pour autant que je sache, on n'est pas des sous-hommes, ni des indigènes. Néanmoins, on nous nous traite comme si nous étions des parasites, avec mépris et dédain !". Un vieil homme à l'allure robuste, emmitouflé dans un burnous gris et tenant sa petite fille dans les bras, lâchera d'une voix sèche : "Cette gamine n'a que huit ans et elle souffre déjà d'une pneumonie à force d'être exposée aux quatre vents. Son père qui est mon fils, a déposé son dossier en 1988. 29 ans et cinq enfants plus tard, il attend encore. C'est criminel !", Au total, et selon les estimations des villageois, ce ne sont pas moins de 70 familles qui "vivotent" dans ces gourbis. Dix jours plus tard, à savoir le 27 janvier, selon nos interlocuteurs, aucune autorité n'est venue à leur chevet. "Personne ne s'est enquis de notre situation. Pour eux (pouvoirs publics, ndlr), on n'existe pas. Voilà l'amère vérité !", tranchera Hakim d'un ton exaspéré. Ces haouchs de l'insoutenable... Mais le drame des mal-logés ne concerne pas uniquement les villages les plus reculés de Bouira. Il est également présent en plein-cœur du chef-lieu de la wilaya, à quelques encablures du bureau du wali. Ainsi, 14 familles locataires du 21 haouch Aïssat-Idir (ex-rue de France), se disent "oubliés" de tous les programmes de relogement. Les dernières intempéries ont durement affectés ces citoyens. Inondations, affaissements et autres désagréments liés à leur situation précaire, sont leurs lots quotidiens. Abdelkrim Bouchen, retraité de son état et un de ces citoyens en détresse, a grandi, s'est marié et vu sa progéniture se débattre dans ces "haouchs de la honte". Il nous invitera à visiter sa modeste demeure. Et là, les mots misère et promiscuité prennent tout leur sens. Tout n'est que délabrement, détritus et odeurs fétides. Cette vieille bâtisse construite en terre et datant de l'ère coloniale menace ruine au moindre souffle de vent. La toiture, si on peut l'appeler ainsi, est composée de morceaux de zinc et de quelques pièces de contreplaqué. Les murs sont lézardés à divers endroits, faisant craindre qu'une simple rafale de vent pourrait les "souffler" comme des fétus de paille. "J'habite avec les 6 membres de ma famille dans une baraque de 13,22 m2 exactement", a-t-il indiqué. Et de poursuivre : "Mes enfants sont aujourd'hui tous malades et ma maison menace de s'effondrer à tout moment", s'alarme-t-il. "La nuit, je surveille la toiture" Et ses propos sont vite vérifiables, car ce taudis, à l'instar des autres, ne tient que grâce à une poutrelle en bois. Jusqu'à quand ? "Si cette poutre venait à lâcher, c'est toute la maison qui s'écroulerait. D'ailleurs, lors des dernières averses, je passais mes nuits à surveiller la toiture. À croire que les autorités n'ont rien à faire de nous !", a-t-il lâché. Un peu plus loin, et dans ce qui fait office de cuisine et qui sert également de salle de bains, les infiltrations d'eau témoignent du danger imminent qui plane sur ces familles. L'eau dégouline de partout. Les conduites de gaz s'entremêlent avec les fils électriques, le tout baignant dans des mares d'eau. "Pas moins de 14 familles habitent dans ce haouch construit en 1910 et qui menace de s'effondrer à n'importe quel moment, comme vous pouvez le constater. Toutes sont recensées et les familles doivent être relogées dans des logements décents. Mais, malheureusement, pas une seule famille ne figure sur les listes", déplore Abdelkrim. Ce dernier soulignera que les agents de l'APC, accompagnés par un huissier de justice, ont établi un PV de constatation... Sans plus. "Même l'huissier était choqué de cette situation et s'est interrogé comment cela se faisait-il que nous n'avions pas été relogés". Durant notre présence sur les lieux (samedi 28 janvier), il tombait des cordes et les infiltrations d'eau se comptaient par dizaines. "Pour faire nos besoins, on place un parapluie sur le toit des sanitaires, car ils sont entièrement à découvert", a-t-il fait savoir. Toujours dans la ville de Bouira et plus exactement au niveau de l'ex-rue Foch, sept familles se "partagent" une modeste demeure contenant trois chambres et un WC. Une mère de famille, dont le conjoint vient de trouver un travail, nous apprendra que son rêve de bénéficier d'un logement s'est récemment évanoui à cause de la fiche de paie de son époux. "Je viens d'apprendre que nous venons d'être rayés des listes des bénéficiaires, car mon époux touche 26 000 au lieu des 24 000 DA autorisés. Ma vie est ruinée pour 2 000 DA !", s'est-elle lamentée. Au-delà de la détresse de ces mal-logés, c'est leur résignation et leur désespoir vis-à-vis des pouvoirs publics qui sont frappants. Ils sont le symbole édifiant d'une génération sacrifiée et les victimes collatérales de la faillite de l'Etat en la matière. Par : Ramdane bourahla